Gilbert ACHCAR: Marxistes et religion, hier et aujourd’hui, 31 mars 2005

From 4EDU
Revision as of 14:09, 12 November 2018 by Alex (talk | contribs)
(diff) ← Older revision | Latest revision (diff) | Newer revision → (diff)
Jump to navigation Jump to search

Marxistes et religion, hier et aujourd’hui Gilbert ACHCAR, 31 mars 2005

Nous publions cet article de Gilbert Achcar car il permet de clarifier - dans tous les sens du terme - une série de débats sur une approche marxiste classique de la religion. Cette contribution remet à leur juste place de prétendus débats sur la laïcité, le "port du voile", la religion et la gauche ; ils ont défrayé l’actualité politico-idéologique en France et ont servi (et servent toujours) de remarquables diversions, si ce n’est pour quelques intellectuels qui en vivent... depuis longtemps.

1. L’attitude théorique (« philosophique ») du marxisme classique en matière de religion combine trois dimensions complémentaires, que l’on trouve déjà en germe dans l’Introduction à De la critique de la philosophie du droit de Hegel du jeune Marx (1843-1844) :  d’abord, une critique de la religion, en tant que facteur d’aliénation. L’être humain attribue à la divinité la responsabilité d’un sort qui ne lui doit rien (« L’homme fait la religion, ce n’est pas la religion qui fait l’homme. ») ; il s’astreint à respecter des obligations et interdits qui, souvent, entravent son épanouissement ; il se soumet volontairement à des autorités religieuses dont la légitimité se fonde soit sur le fantasme de leur rapport privilégié au divin, soit sur leur spécialisation dans la connaissance du corpus religieux.  ensuite, une critique des doctrines sociales et politiques des religions. Les religions sont des survivances idéologiques d’époques révolues depuis fort longtemps : la religion est « fausse conscience du monde » ; elle l’est d’autant plus que le monde change. Nées dans des sociétés précapitalistes, les religions ont pu connaître - à l’instar de la Réforme protestante dans l’histoire du christianisme - des aggiornamentos, qui restent forcément partiels et limitées dès lors qu’une religion vénère des « écritures saintes ».  mais aussi, une « compréhension » (au sens wébérien) du rôle psychologique que peut jouer la croyance religieuse pour les damné/es de la terre. « La misère religieuse est, d’une part, l’expression de la misère réelle, et, d’autre part, la protestation contre la misère réelle. La religion est le soupir de la créature accablée par le malheur, l’âme d’un monde sans cœur, de même qu’elle est l’esprit d’une époque sans esprit. C’est l’opium du peuple. » Ces trois considérants débouchent, au regard du marxisme classique, sur une seule et même conclusion énoncée par le jeune Marx : « Le dépassement (Aufhebung) de la religion en tant que bonheur illusoire du peuple est l’exigence de son véritable bonheur. Exiger qu’il soit renoncé aux illusions sur sa condition, c’est exiger qu’il soit renoncé a une condition qui a besoin d’illusions. La critique de la religion est donc, en germe, la critique de cette vallée de larmes, dont la religion est l’auréole. »

2. Pour autant, le marxisme classique n’a pas posé la suppression de la religion comme condition nécessaire et préalable de l’émancipation sociale (le propos du jeune Marx pourrait se lire : afin de pouvoir surmonter les illusions, il faut d’abord mettre fin à la « condition qui a besoin d’illusions »). En tout état de cause, tout comme pour l’État, pourrait-on dire, il ne s’agit pas d’abolir la religion, mais de créer les conditions de son extinction. Il n’est pas question de prohiber « l’opium du peuple », et encore moins d’en réprimer les consommateurs. Il s’agit seulement de mettre fin aux rapports privilégiés qu’entretiennent ceux qui en font commerce avec le pouvoir politique, afin de réduire son emprise sur les esprits.

Trois niveaux d’attitude sont ici à considérer : • Le marxisme classique, celui des fondateurs, n’a pas requis l’inscription de l’athéisme au programme des mouvements sociaux. Au contraire, dans sa critique du programme des émigrés blanquistes de la Commune (1874), Engels a raillé leur prétention d’abolir la religion par décret. Sa perspicacité a été entièrement confirmée par les expériences du XXe siècle, comme lorsqu’il soutenait que « les persécutions sont le meilleur moyen d’affermir des convictions indésirables » et que « le seul service que l’on puisse rendre encore, de nos jours, à Dieu est de proclamer l’athéisme un symbole de foi coercitif ». • La laïcité républicaine, c’est-à-dire la séparation de la religion et de l’État, est, en revanche, un objectif nécessaire et imprescriptible, qui faisait déjà partie du programme de la démocratie bourgeoise radicale. Mais là aussi, il importe de ne pas confondre séparation et prohibition, même en ce qui concerne l’enseignement. Dans ses commentaires critiques sur le programme d’Erfurt de la social-démocratie allemande (1891), Engels proposait la formulation suivante : « Séparation complète de l’Église et de l’État. Toutes les communautés religieuses sans exception seront traitées par l’État comme des sociétés privées. Elles perdent toute subvention provenant des deniers publics et toute influence sur les écoles publiques. » Puis il ajoutait entre parenthèses ce commentaire : « On ne peut tout de même pas leur défendre de fonder, par leurs propres moyens, des écoles, qui leur appartiennent en propre, et d’y enseigner leurs bêtises ! » • Le parti ouvrier doit en même temps combattre idéologiquement l’influence de la religion. Dans le texte de 1873, Engels se félicitait du fait que la majorité des militants ouvriers socialistes allemands était gagnée à l’athéisme, et suggérait de diffuser la littérature matérialiste française du XVIIIe siècle afin d’en convaincre le plus grand nombre.

Dans sa critique du programme de Gotha du parti ouvrier allemand (1875), Marx expliquait que la liberté privée en matière de croyance et de culte doit être définie uniquement comme rejet de l’ingérence étatique. Il en énonçait ainsi le principe : « chacun doit pouvoir satisfaire ses besoins religieux et corporels, sans que la police y fourre le nez ». Il regrettait, en même temps, que le parti n’ait pas saisi « l’occasion d’exprimer sa conviction que la bourgeoise “liberté de conscience” n’est rien de plus que la tolérance de toutes les sortes possibles de liberté de conscience religieuse, tandis que lui [le parti] s’efforce de libérer les consciences de la fantasmagorie religieuse ».

3. Le marxisme classique n’envisageait la religion que sous l’angle du rapport des sociétés européennes à leurs propres religions traditionnelles. Il ne prenait pas en considération la persécution des minorités religieuses, ni surtout la persécution des religions de peuples opprimés par des États oppresseurs appartenant à une autre religion. À notre époque marquée par la survivance de l’héritage colonial et par sa transposition à l’intérieur même des métropoles impériales - sous la forme d’un « colonialisme intérieur », dont l’originalité est que ce sont les colonisés eux-mêmes qui sont expatriés, c’est-à-dire « immigrés » - cet aspect acquiert une importance majeure. Dans un contexte dominé par le racisme, corollaire naturel de l’héritage colonial, les persécutions de la religion des opprimé/es, ex-colonisé/es, ne doivent pas être rejetées seulement parce qu’elles sont « le meilleur moyen d’affermir des convictions indésirables ». Elles doivent être rejetées, aussi et avant tout, parce qu’elles sont une dimension de l’oppression ethnique ou raciale, aussi intolérable que le sont les persécutions et discriminations politiques, juridiques et économiques. Certes, les pratiques religieuses des populations colonisées peuvent apparaître comme éminemment rétrogrades aux yeux des populations métropolitaines, dont la supériorité matérielle et scientifique était inscrite dans le fait même de la colonisation. Mais ce n’est pas en imposant le mode de vie de ces dernières aux populations colonisées, contre leur gré, que sera servie la cause de leur émancipation. L’enfer de l’oppression raciste est pavé de bonnes intentions « civilisatrices », et l’on sait à quel point le mouvement ouvrier lui-même fut contaminé par la prétention bienfaitrice et l’illusion philanthropique à l’ère du colonialisme. Engels avait pourtant bien mis en garde contre ce syndrome colonial. Dans une lettre à Kautsky, datée du 12 septembre 1882, il formula une politique émancipatrice du prolétariat au pouvoir, tout empreinte de la précaution indispensable afin de ne pas transformer la libération présumée en oppression déguisée. « Les pays sous simple domination et peuplés d’indigènes, Inde, Algérie, les possessions hollandaises, portugaises et espagnoles, devront être pris en charge provisoirement par le prolétariat et conduits à l’indépendance, aussi rapidement que possible. Comment ce processus se développera, voilà qui est difficile à dire. L’Inde fera peut-être une révolution, c’est même très vraisemblable. Et comme le prolétariat se libérant ne peut mener aucune guerre coloniale, on serait obligé de laisser faire, ce qui, naturellement, n’irait pas sans des destructions de toutes sortes, mais de tels faits sont inséparables de toutes les révolutions. Le même processus pourrait se dérouler aussi ailleurs : par exemple en Algérie et en Égypte, et ce serait, pour nous certainement, la meilleure solution. Nous aurons assez à faire chez nous. Une fois que l’Europe et l’Amérique du Nord seront réorganisées, elles constitueront une force si colossale et un exemple tel que les peuples à demi civilisés viendront d’eux-mêmes dans leur sillage : les besoins économiques y pourvoiront déjà à eux seuls. Mais par quelles phases de développement social et politique ces pays devront passer par la suite pour parvenir eux aussi à une structure socialiste, là-dessus, je crois, nous ne pouvons aujourd’hui qu’échafauder des hypothèses assez oiseuses. Une seule chose est sûre : le prolétariat victorieux ne peut faire de force le bonheur d’aucun peuple étranger, sans par là miner sa propre victoire. » Vérité élémentaire, et pourtant si souvent ignorée : tout « bonheur » imposé par la force équivaut à une oppression, et ne saurait être perçu autrement par ceux et celles qui le subissent.

4. La question du foulard islamique (hijab) condense l’ensemble des problèmes posés ci-dessus. Elle permet de décliner l’attitude marxiste sous tous ses aspects. Dans la plupart des pays où l’islam est religion majoritaire, la religion est encore la forme principale de l’idéologie dominante. Des interprétations rétrogrades de l’islam, plus ou moins littéralistes, servent à maintenir des populations entières dans la soumission et l’arriération culturelle. Les femmes subissent le plus massivement et le plus intensivement une oppression séculaire, drapée de légitimation religieuse. Dans un tel contexte, la lutte idéologique contre l’utilisation de la religion comme argument d’asservissement est une dimension prioritaire du combat émancipateur. La séparation de la religion et de l’État doit être une revendication prioritaire du mouvement pour le progrès social. Les démocrates et les progressistes doivent se battre pour la liberté de chacune et de chacun en matière d’incroyance, de croyance et de pratique religieuse. En même temps, le combat pour la libération des femmes reste le critère même de toute identité émancipatrice, la pierre de touche de toute prétention progressiste. Un des aspects les plus élémentaires de la liberté des femmes est leur liberté individuelle de se vêtir comme elles l’entendent. Le foulard islamique et, à plus forte raison, les versions plus enveloppantes de ce type de revêtement, lorsqu’ils sont imposés aux femmes, sont une des nombreuses formes de l’oppression sexuelle au quotidien - une forme d’autant plus visible qu’elle sert à rendre les femmes invisibles. La lutte contre l’astreinte au port du foulard, ou autres voiles, est indissociable de la lutte contre les autres aspects de la servitude féminine. Toutefois, la lutte émancipatrice serait gravement compromise si elle cherchait à « libérer » de force les femmes, en usant de la contrainte non à l’égard de leurs oppresseurs, mais à leur propre égard. Arracher par la force le revêtement religieux, porté volontairement -même si l’on juge que son port relève de la servitude volontaire - est un acte oppressif et non un acte d’émancipation réelle. C’est de surcroît une action vouée à l’échec, comme Engels l’avait prédit : de même que le sort de l’islam dans l’ex-Union soviétique, l’évolution de la Turquie illustre éloquemment l’inanité de toute tentative d’éradication de la religion ou des pratiques religieuses par la contrainte. « Chacun - et chacune - doit pouvoir satisfaire ses besoins religieux et corporels » - les femmes porter le hijab ou les hommes porter la barbe - « sans que la police y fourre le nez ». Défendre cette liberté individuelle élémentaire est la condition indispensable pour mener un combat efficace contre les diktats religieux. La prohibition du hijab rend paradoxalement légitime le fait de l’imposer, aux yeux de ceux et celles qui le considèrent comme un article de foi. Seul le principe de la liberté de conscience et de pratique religieuse strictement individuelle, qu’elle soit vestimentaire ou autre, et le respect de ce principe par des gouvernements laïcs, permettent de s’opposer légitimement et avec succès à la contrainte religieuse. Le Coran lui-même proclame : « Pas de contrainte en religion » ! Par ailleurs, et pour peu que l’on ne remette pas en cause la liberté d’enseignement, prohiber le port du foulard islamique, ou autres signes religieux vestimentaires, à l’école publique, au nom de la laïcité, est une attitude éminemment antinomique, puisqu’elle aboutit à favoriser l’expansion des écoles religieuses.

5. Dans un pays comme la France, où l’islam fut pendant fort longtemps la religion majoritaire des « indigènes » des colonies et où il est depuis des décennies la religion de la grande majorité des immigrés, « colonisés » de l’intérieur, toute forme de persécution de la religion islamique - deuxième religion de France par le nombre et religion très inférieure aux autres par le statut - doit être combattue. L’islam est, en France, une religion défavorisée par rapport aux religions présentes depuis des siècles sur le sol français. C’est une religion victime de discriminations criantes, tant en ce qui concerne ses lieux de culte que la tutelle pesante, empreinte de mentalité coloniale, que lui impose l’État français. L’islam est une religion décriée au quotidien dans les médias français, d’une manière qu’il n’est heureusement plus possible de pratiquer contre la précédente cible prioritaire du racisme, le judaïsme, après le génocide nazi et la complicité vichyste. Un confusionnisme mâtiné d’ignorance et de racisme entretient, par médias interposés, l’image d’une religion islamique intrinsèquement inapte à la modernité, ainsi que l’amalgame entre islam et terrorisme que facilite l’utilisation inappropriée du terme « islamisme » comme synonyme d’intégrisme islamique. Certes, le discours officiel et dominant n’est pas ouvertement hostile ; il se fait même bienveillant, les yeux rivés sur les intérêts considérables du grand capital français - pétrole, armement, bâtiment, etc. - en terre d’Islam. Toutefois, la condescendance coloniale à l’égard des musulman/es et de leur religion est tout autant insupportable pour elles et eux que l’hostilité raciste ouvertement affichée. L’esprit colonial n’est pas l’apanage de la droite en France ; il est d’implantation fort ancienne dans la gauche française, constamment déchirée dans son histoire entre un colonialisme mêlé de condescendance d’essence raciste et d’expression paternaliste, et une tradition anticolonialiste militante. Même aux premiers temps de la scission du mouvement ouvrier français entre sociaux-démocrates et communistes, une aile droite émergea parmi les communistes de la métropole eux-mêmes (sans parler des communistes français en Algérie), se distinguant notamment par son attitude sur la question coloniale. La droite communiste trahit son devoir anticolonialiste face à l’insurrection du Rif marocain sous la direction du chef tribal et religieux Abd-el-Krim, lorsque celle-ci affronta les troupes françaises en 1925. L’explication de Jules Humbert-Droz à ce propos, devant le comité exécutif de l’IC, garde une certaine pertinence : « La droite a protesté contre le mot d’ordre de la fraternisation avec l’armée des Rifains, en invoquant le fait que les Rifains n’ont pas le même degré de civilisation que les armées françaises, et qu’on ne peut fraterniser avec des tribus à demi barbares. Elle est allée plus loin encore écrivant qu’Abd-el-Krim a des préjugés religieux et sociaux qu’il faut combattre. Sans doute il faut combattre le panislamisme et le féodalisme des peuples coloniaux, mais quand l’impérialisme français saisit à la gorge les peuples coloniaux, le rôle du P.C. n’est pas de combattre les préjugés des chefs coloniaux, mais de combattre sans défaillance la rapacité de l’impérialisme français. »

6. Le devoir des marxistes en France est de combattre sans défaillance l’oppression raciste et religieuse menée par la bourgeoisie impériale française et son État, avant de combattre les préjugés religieux au sein des populations immigrées. Lorsque l’État français s’occupe de réglementer la façon de s’habiller des jeunes musulmanes et d’interdire l’accès à l’école de celles qui s’obstinent à vouloir porter le foulard islamique ; lorsque ces dernières sont prises comme cibles d’une campagne médiatique et politique dont la démesure par rapport à l’ampleur du phénomène concerné atteste de son caractère oppressif, perçu comme islamophobe ou raciste, quelles que soient les intentions affichées ; lorsque le même État favorise l’expansion notoire de l’enseignement religieux communautaire par l’accroissement des subventions à l’enseignement privé, aggravant ainsi les divisions entre les couches exploitées de la population française - le devoir des marxistes, à la lumière de tout ce qui a été exposé ci-dessus, est de s’y opposer résolument. Ce ne fut pas le cas pour une bonne partie de celles et ceux qui se réclament du marxisme en France. Sur la question du foulard islamique, la position de la Ligue de l’Enseignement, dont l’engagement laïque est au-dessus de tout soupçon, est bien plus en affinité avec celle du marxisme authentique que celle de nombre d’instances qui disent s’en inspirer. Ainsi peut-on lire dans la déclaration adoptée par la Ligue, lors de son assemblée générale de Troyes en juin 2003, ce qui suit : « La Ligue de l’Enseignement, dont toute l’histoire est marquée par une action constante en faveur de la laïcité, considère que légiférer sur le port de signes d’appartenance religieuse est inopportun. Toute loi serait soit inutile soit impossible. Le risque est évident. Quelles que soient les précautions prises, il ne fait aucun doute que l’effet obtenu sera un interdit stigmatisant en fait les musulmans. [...] Pour ceux ou celles qui voudraient faire du port d’un signe religieux l’argument d’un combat politique, l’exclusion de l’école publique n’empêchera pas de se scolariser ailleurs, dans des institutions au sein desquelles ils ont toutes chances de se trouver justifiés et renforcés dans leur attitude. [...] [L’] intégration de tous les citoyens, indépendamment de leurs origines et de leurs convictions, passe par la reconnaissance d’une diversité culturelle qui doit s’exprimer dans le cadre de l’égalité de traitement que la République doit assurer à chacun. À ce titre, les musulmans, comme les autres croyants, doivent bénéficier de la liberté du culte dans le respect des règles qu’impose une société laïque, pluraliste et profondément sécularisée. Le combat pour l’émancipation des jeunes filles, en particulier, passe prioritairement par leur scolarisation, le respect de leur liberté de conscience et de leur autonomie : n’en faisons pas les otages d’un débat idéologique, par ailleurs nécessaire. Pour lutter contre l’enfermement identitaire, une pédagogie de la laïcité, la lutte contre les discriminations, le combat pour la justice sociale et l’égalité sont plus efficaces que l’interdit. » Dans son rapport du 4 novembre 2003, remis à la Commission sur l’application du principe de laïcité dans la République (dite Commission Stasi), la Ligue de l’Enseignement traite admirablement de l’islam et des représentations dont il fait l’objet en France, en des pages dont on ne citera ici que quelques extraits : « Les résistances et les discriminations rencontrées par “les populations musulmanes” dans la société française ne tiennent pas essentiellement, comme on le dit trop souvent, au déficit d’intégration de ces populations mais bien à des représentations et à des attitudes majoritaires qui proviennent en grande partie d’un héritage historique ancien.

La première tient à la non-reconnaissance de l’apport de la civilisation arabo-musulmane à la culture mondiale et à notre propre culture occidentale. [...] À cette occultation et à ce rejet s’est ajouté l’héritage colonial [...] porteur d’une tradition de violence, d’inégalité et de racisme, profonde et durable, que les difficultés de la décolonisation, puis les déchirements de la guerre d’Algérie ont amplifiée et renforcée. L’infériorisation ethnique, sociale, culturelle et religieuse des populations indigènes, musulmanes des colonies françaises a été une pratique constante, au point de retentir dans les limitations du droit. C’est ainsi qu’en ce qui concerne l’Islam, il a été considéré comme un élément du statut personnel et non comme une religion relevant de la loi de séparation de 1905. Durant tout le temps de la colonisation, le principe de laïcité ne s’est jamais appliqué aux populations indigènes et à leur culte à cause de l’opposition du lobby colonial et malgré la demande des oulémas qui avaient compris que le régime de laïcité leur rendrait la liberté du culte. Comment s’étonner dès lors que pendant très longtemps la laïcité, pour les musulmans, ait été synonyme d’une police coloniale des esprits ! Comment veut-on que cela ne laisse pas des traces profondes, tant du côté des anciens colonisés que du pays colonisateur ? Si de nombreux musulmans aujourd’hui encore considèrent que l’Islam doit régler les comportements civils, tant publics que privés, et, sans revendiquer de statut personnel, ont parfois tendance à en adopter le profil, c’est que la France et la République laïque leur ont intimé de le faire pendant plusieurs générations. Si de nombreux Français, parfois même parmi les plus instruits et qui exercent des responsabilités en vue, se permettent des appréciations péjoratives sur l’Islam dont l’ignorance le dispute à la stupidité, c’est qu’ils s’inscrivent, le plus souvent inconsciemment et en s’en défendant, dans cette tradition du mépris colonial. Un troisième aspect vient faire obstacle à la considération de l’Islam sur un pied d’égalité : c’est que religion transplantée, il est aussi une religion de pauvres. À la différence des religions judéo-chrétiennes dont les pratiquants en France se répartissent sur l’ensemble de l’échiquier social, et à la différence en particulier du catholicisme historiquement intégré à la classe dominante, les musulmans, citoyens français ou immigrés vivant en France, se situent pour l’instant, pour une grande majorité, en bas de l’échelle sociale. Là encore, la tradition coloniale se poursuit, puisque à l’infériorisation culturelle des populations indigènes s’ajoutait l’exploitation économique, et que celle-ci a longtemps pesé aussi très fortement sur les premières générations immigrées, tandis qu’aujourd’hui leurs héritiers sont les premières victimes du chômage et de la relégation urbaine. Le mépris social et l’injustice qui frappent ces catégories sociales affectent tous les aspects de leur existence, y compris la dimension religieuse. On ne s’offusque pas des foulards sur la tête des femmes de ménage ou de service dans les bureaux : il ne devient objet de scandale que s’il est porté avec fierté par des filles engagées dans des études ou des femmes ayant le statut de cadres. » L’incompréhension manifestée par les principales organisations de la gauche marxiste extraparlementaire en France à l’égard des problèmes identitaires et culturels des populations concernées est révélée par la composition de leurs listes électorales aux élections européennes : tant en 1999 qu’en 2004, les citoyen/nes originaires de populations naguère colonisées - du Maghreb ou d’Afrique noire, en particulier - ont brillé par leur absence dans le peloton de tête des listes LCR-LO, contrairement aux listes du PCF, parti tant de fois stigmatisé pour manquement à la lutte antiraciste par ces deux organisations. Ce faisant, elles se sont également privées d’un potentiel électoral parmi les couches les plus opprimées de France, un potentiel dont le score réalisé en 2004 par une liste improvisée comme Euro-Palestine a témoigné de façon éclatante.

7. En mentionnant « ceux ou celles qui voudraient faire du port d’un signe religieux l’argument d’un combat politique », la Ligue de l’Enseignement faisait allusion, bien entendu, à l’intégrisme islamique. L’expansion de ce phénomène politique dans les milieux issus de l’immigration musulmane en Occident, après sa forte expansion depuis trente ans en terre d’Islam, a été, en France, l’argument préféré des pourfendeurs/ses de foulard islamique. L’argument est réel : à l’instar des intégrismes chrétiens, juif, hindouiste et autres, visant à imposer une interprétation rigoriste de la religion comme code de vie, sinon comme mode de gouvernement, l’intégrisme islamique est un véritable danger pour le progrès social et les luttes émancipatrices. En prenant soin d’établir une distinction claire et nette entre la religion en tant que telle et son interprétation intégriste, la plus réactionnaire de toutes, il est indispensable de combattre l’intégrisme islamique idéologiquement et politiquement, tant dans les pays d’Islam qu’au sein des minorités musulmanes en Occident ou ailleurs. Cela ne saurait, cependant, constituer un argument en faveur d’une prohibition publique du foulard islamique : la Ligue de l’Enseignement a expliqué le contraire de façon convaincante. Plus généralement, l’islamophobie est le meilleur allié objectif de l’intégrisme islamique : leur croissance va de pair. Plus la gauche donnera l’impression de se rallier à l’islamophobie dominante, plus elle s’aliènera les populations musulmanes et plus elle facilitera la tâche des intégristes musulmans, qui apparaîtront comme seuls à même d’exprimer la protestation des populations concernées contre « la misère réelle ». L’intégrisme islamique est, cependant, un phénomène très différencié et l’attitude tactique à son égard doit être modulée selon les situations concrètes. Lorsque ce type de programme social est manié par un pouvoir oppresseur et par ses alliés afin de légitimer l’oppression en vigueur, comme dans le cas des nombreux despotismes à visage islamique ; ou lorsqu’il devient l’arme politique d’une réaction luttant contre un pouvoir progressiste, comme ce fut le cas dans le monde arabe, dans la période 1950-1970, quand l’intégrisme islamique était le fer de lance de l’opposition réactionnaire au nassérisme égyptien et à ses émules - la seule attitude convenable est celle d’une hostilité implacable aux intégristes. Il en va autrement lorsque l’intégrisme islamique se déploie en tant que vecteur politico-idéologique d’une lutte animée par une cause objectivement progressiste, vecteur difforme, certes, mais remplissant le vide laissé par la défaite ou la carence des mouvements de gauche. C’est le cas des situations où les intégristes musulmans combattent une occupation étrangère (Afghanistan, Liban, Palestine, Irak, etc.) ou une oppression ethnique ou raciale, comme de celles où ils incarnent une aversion populaire à l’égard d’un régime d’oppression politique réactionnaire. C’est aussi le cas de l’intégrisme islamique en Occident, où son essor est généralement l’expression d’une rébellion contre le sort réservé aux populations immigrées. En effet, comme la religion en général, l’intégrisme islamique peut être « d’une part, l’expression de la misère réelle, et, d’autre part, la protestation contre la misère réelle », à la différence près qu’il s’agit dans son cas d’une protestation active : il n’est pas « l’opium » du peuple, mais plutôt « l’héroïne » d’une partie du peuple, dérivée de « l’opium » et qui substitue son effet extatique à l’effet narcotique de celui-ci. Dans tous ces types de situations, il est nécessaire d’adapter une attitude tactique aux circonstances de la lutte contre l’oppresseur, ennemi commun. Tout en ne renonçant jamais au combat idéologique contre l’influence néfaste de l’intégrisme islamique, il peut être nécessaire, ou inévitable, de converger avec des intégristes musulmans dans des batailles communes - allant de simples manifestations de rue à la résistance armée, selon les cas.

8. Les intégristes islamiques peuvent être des alliés objectifs et circonstanciels dans un combat déterminé, mené par des marxistes. Il s’agit toutefois d’une alliance contre-nature, forcée par les circonstances. Les règles qui s’appliquent à des alliances beaucoup plus naturelles, comme celles qui furent pratiquées dans la lutte contre le tsarisme en Russie, sont ici à respecter à plus forte raison, et de façon plus stricte encore. Ces règles ont été clairement définies par les marxistes russes au début du XXe siècle. Dans sa Préface de janvier 1905 à la brochure Avant le 9 janvier de Trotsky, Parvus les résumait ainsi : « Pour faire simple, en cas de lutte commune avec des alliés d’occasion, on peut suivre les points suivants : 1) Ne pas mélanger les organisations. Marcher séparément, mais frapper ensemble. 2) Ne pas renoncer à ses propres revendications politiques. 3) Ne pas cacher les divergences d’intérêt. 4) Suivre son allié comme on file un ennemi. 5) Se soucier plus d’utiliser la situation créée par la lutte que de préserver un allié. » « Parvus a mille fois raison » écrivit Lénine dans un article d’avril 1905, publié dans le journal Vperiod, en soulignant « la condition absolue (rappelée fort à propos) de ne pas confondre les organisations, de marcher séparément et de frapper ensemble, de ne pas dissimuler la diversité des intérêts, de surveiller son allié comme un ennemi, etc. ». Le dirigeant bolchevique énumérera maintes fois ces conditions au fil des ans. Les mêmes principes furent défendus inlassablement par Trotsky. Dans L’Internationale communiste après Lénine (1928), polémiquant au sujet des alliances avec le Kuomintang chinois, il écrivit les phrases suivantes, particulièrement adaptées au sujet dont il est ici question : « Depuis longtemps, on a dit que des ententes strictement pratiques, qui ne nous lient en aucune façon et ne nous créent aucune obligation politique, peuvent, si cela est avantageux au moment considéré, être conclues avec le diable même. Mais il serait absurde d’exiger en même temps qu’à cette occasion le diable se convertisse totalement au christianisme, et qu’il se serve de ses cornes [...] pour des oeuvres pieuses. En posant de telles conditions, nous agirions déjà, au fond, comme les avocats du diable, et lui demanderions de devenir ses parrains. »

http://journal.alternatives.ca/spip.php?article1767