''Eglise et socialisme'' par Rosa Luxemburg, 1905 (extraits)

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Rosa Luxemburg: Eglise et socialisme (1905) Depuis le moment où les ouvriers de notre Pologne et de Russie commencèrent à lutter courageusement contre le gouvernement tsariste et les capitalistes exploiteurs, nous avons constaté de plus en plus souvent que les prêtres, dans leurs sermons, se déclarent contre les travailleurs en lutte. C’est avec une vigueur extraordinaire que le clergé combat les socialistes et tente par tous les moyens de les salir aux yeux des ouvriers. Les croyants qui viennent à l’église les dimanches et les jours de fête, au lieu d’y entendre un sermon et d’y trouver une consolation religieuse, sont obligés, de plus en plus souvent, d’écouter un violent discours politique, un véritable procès du socialisme. Au lieu de réconforter les gens pleins des soucis et fatigués de leur rude existence qui viennent à l’église avec foi, les prêtres fulminent contre les ouvriers en grève, contre les adversaires du gouvernement ; en outre, ils les exhortent à supporter avec humilité et patience la misère et l’oppression. Ils transforment l’église et la chair en un lieu de propagande politique. Les ouvriers peuvent aisément se convaincre que la lutte du clergé contre les social-démocrates n’est nullement provoquée par ces derniers. Les social-démocrates se sont donnés pour but d’attirer et d’organiser les ouvriers dans la lutte contre le capital, c’est-à-dire contre les exploiteurs qui les épuisent jusqu’à la dernière goutte de leur sang, et dans la lutte contre le gouvernement tsariste qui rançonne le peuple. Mais jamais les social-démocrates ne poussent les ouvriers à combattre le clergé et n’essaient de porter atteinte à leur foi religieuse, au contraire ! Les social-démocrates, ceux du monde entier et ceux de chez nous, considèrent la conscience et les opinions personnelles comme sacrées. Chacun peut avoir la confession et les opinions qui lui paraissent susceptibles de lui assurer le bonheur. Personne n’a le droit de persécuter ou d’offenser les opinions confessionnelles des autres. Voilà ce que pensent les socialistes. Et c’est pour cette raison, entre autres, qu’ils engagent tout le peuple à lutter contre le régime tsariste qui fait continuellement violence à la conscience humaine, persécute catholiques, uniates (2), juifs, hérétiques et libres penseurs. Ce sont précisément les social-démocrates qui se prononcent le plus vivement pour la liberté de conscience. Aussi semblerait-il que le clergé doit prêter son concours aux social-démocrates qui tâchent d’éclairer le peuple laborieux. Si l’on comprend bien les doctrines que les socialistes apportent à la classe travailleuse, la haine du clergé à leur égard devient encore plus incompréhensible. Les social-démocrates se proposent de mettre fin à l’exploitation du peuple laborieux par les riches. On aurait pu croire que les serviteurs de l’Eglise seraient les premiers à faciliter cette tâche aux social-démocrates. Jésus-Christ (dont les prêtres sont les serviteurs) n’enseigne-t-il pas qu’« il est plus facile à un chameau de passer par le trou d’une aiguille qu’à un riche d’entrer dans le royaume des cieux » ? Les social-démocrates tendent à réaliser dans tous les pays un régime social basé sur l’égalité, la liberté et la fraternité de tous les citoyens. Si le clergé désire réellement que le principe « aime ton prochain comme toi-même » soit appliqué dans la vie, que ne salue-t-il pas avec allégresse la propagande social-démocrate ? Les social-démocrates s’efforcent par une lutte acharnée, à l’aide de l’éducation et de l’organisation du peuple, de le tirer de l’état d’avilissement dans lequel il se trouve, de lui assurer le bien-être et d’offrir un meilleur avenir à ses enfants. C’est ici, chacun doit l’avouer, que les prêtres devraient bénir les social-démocrates, car celui dont ils sont serviteurs, Jésus-Christ, n’a-t-il pas dit : « Ce que vous ferez aux pauvres, vous le ferez à moi-même » ? Cependant, nous voyons le clergé, d’une part, excommunier et persécuter les social-démocrates et, d’autre part, demander aux ouvriers de souffrir avec patience, donc de se laisser patiemment exploiter par les capitalistes. Le clergé tempête contre les social-démocrates, engage les ouvriers à ne pas se « révolter » contre les puissants, mais à supporter docilement l’oppression du gouvernement qui assassine les gens sans défense, qui envoie à la guerre, cette affreuse tuerie, des centaines de milliers de travailleurs, qui persécute catholiques, uniates, vieux-croyants (3). Ainsi le clergé qui se fait le porte-parole des riches, le défenseur de l’exploitation et de l’oppression, se met en flagrante contradiction avec la doctrine chrétienne. Les évêques et les prêtres ne sont pas les propagateurs de l’enseignement chrétien, mais les adorateurs du veau d’or et du knout qui fouette les misérables et les sans-défense. D’autre part, tout le monde sait comment les prêtres eux-mêmes profitent du travailleur, lui extorquant de l’argent, à l’occasion du mariage, du baptême, de l’enterrement. Combien de fois n’est-il pas arrivé que le prêtre, appelé au chevet du malade pour les derniers sacrements, refuse d’y aller avant d’avoir touché son « salaire » ? L’ouvrier s’en allait désespéré, vendre ou mettre en gage le derner meuble afin de pouvoir offrir la consolation religieuse à ses proches. On rencontre, il est vrai, d’autres ecclésiastiques. Il en existe qui sont pleins de bonté et de miséricorde et ne recherchent pas le gain ; ceux-là sont toujours prêts à secourir les miséreux. Mais avouons qu’ils sont plutôt rares et qu’on peut les considérer comme des merles blancs. La majorité des prêtres, au visage épanoui, font des courbettes aux riches et aux puissants, leur pardonnant tacitement toute dépravation, toute iniquité. Avec les ouvriers le clergé se comporte tout autrement : il ne songe qu’à les pressurer impitoyablement ; dans de sévères prêches, il blâme la « convoitise » des travailleurs alors que ceux-ci ne font que se défendre contre les abus capitalistes. La flagrante contradiction entre les agissements du clergé et la doctrine chrétienne doit provoquer la réflexion de chacun. On se demande comment il se fait que la classe ouvrière, dans sa lutte émancipatrice, trouve dans les serviteurs de l’Eglise des ennemis et non pas des alliés ? Comment il se fait que l’Eglise figure le rempart de l’opulence et de la sanglante oppression, au lieu d’être le refuse des exploités ? Pour comprendre cet étrange phénomène, il suffit de jeter un coup d’œil sur l’histoire de l’Eglise et d’examiner l’évolution survenue au cours des siècles. Les social-démocrates veulent instaurer le « communisme » ; c’est surtout cela que leur reproche le clergé. Tout d’abord, il est piquant de constater que les prêtres d’aujourd’hui qui combattent le « communisme » condamnent en réalité les premiers apôtres chrétiens. Car ceux-ci furent précisément d’ardents communistes. La religion chrétienne se développa comme en sait, dans la Rome antique, à l’époque du déclin de l’empire, jadis riche et puissant, qui comprenait l’Italie et l’Espagne d’aujourd’hui, une partie de la France, une partie de la Turquie, la Palestine et d’autres territoires. La situation de Rome au moment de la naissance de Jésus-Christ se rapprochait beaucoup de celle de la Russie tsariste. D’un côté vivait dans l’oisiveté une poignée de riches jouissant du luxe et de tous les plaisirs ; de l’autre côté, une énorme masse populaire qui dépérissait dans la misère ; au-dessus de tout cela, un gouvernement de despotes, fondé sur la violence et la pourriture, exerçait une abjecte oppression. L’empire romain entier était plongé dans un désordre absolu, cerné d’ennemis extérieurs qui le menaçaient ; une soldatesque effrénée au pouvoir exerçait sa cruauté sur la population misérable ; la campagne déserte, les terres en friche ; les villes et notamment Rome, la capitale, regorgeaient d’hommes en détresse, dont le regard haineux s’élevait vers le palais des riches... peuple sans pain, sans abri, sans vêtements, sans espoir, et sans possibilité de sortir de la misère. Il n’y a qu’une seule différence entre la Rome décadente et l’Empire des Tsars : Rome ignorait le capitalisme, la grande industrie n’y existait pas. L’esclavage était alors chose courante à Rome. Des familles nobles, des riches, des financiers satisfaisaient tous leurs besoins en faisant travailler les esclaves que leur procurait la guerre. Avec le temps, ces riches s’étaient emparés de presque toutes les provinces de l’Italie en dépouillant les paysans romains de leurs terres. Comme ils s’appropriaient gratuitement dans toutes les provinces conquises des céréales à titre de tribut, ils en profitèrent pour créer sur leurs propres terrains de magnifiques plantations, et des vignobles, des pâturages, des vergers, et des jardins luxueux, cultivés par les armées d’esclaves travaillant sous le fouet du surveillant. Le peuple de la campagne, privé de terre et de pain, affluait de toutes les provinces vers la capitale. Mais ici, il ne pouvait non plus gagner sa vie, tous les métiers étant exercés par les esclaves. Ainsi se forma à Rome une armée populeuse, ne possédant rien, le prolétariat, n’ayant même pas la possibilité de vendre sa force de travail. Ce prolétariat venant de la campagne ne put donc pas être absorbé, comme c’est le cas actuellement, par les entreprises industrielles ; il devint la proie d’une misère sans espoir et fut réduit à mendier. Cette nombreuse masse populaire, affamée et sans travail, surpeuplant les faubourgs, les places et les rues de Rome, constituait un danger permanent pour le gouvernement et la classe possédante. Aussi le gouvernement se vit obligé, dans son propre intérêt, d’apaiser sa misère. De temps en temps, il distribuait au prolétariat le blé ou autres denrées emmagasinées dans les greniers de l’Etat. D’autre part, pour dissiper l’irritation du peuple, il lui offrait des spectacles de cirque gratuits. Contrairement au prolétariat de nos jours qui entretient par son travail toute la société, l’énorme prolétariat de Rome ne vivait que de mendicité. C’étaient les esclaves malheureux, traités comme du bétail, qui travaillaient pour la société romaine. Dans ce chaos de misère et de dégradation, une poignée de magnats romains passait son temps dans l’orgie et la débauche. Aucune solution pour sortir de ces monstrueuses conditions sociales. Le prolétariat grondait et menaçait de temps en temps de se soulever, mais une classe de mendiants, vivant des miettes rejetées de la table des seigneurs, était incapable d’établir un nouvel ordre social. D’autre part, les esclaves qui entretenaient par leur travail toute la société étaient trop avilis, dispersés, écrasés sous le joug, traités comme du bétail et vivaient trop à l’écart des autres classes pour qu’ils puissent transformer la société. Souvent ils se révoltaient contre leurs maîtres, essayaient de se libérer par des batailles sanglantes, mais, chaque fois, l’armée romaine étouffait ces soulèvements, massacrant les esclaves par milliers et les faisant périr sur la croix. Dans cette société en ruines, où il n’existait aucune issue à la situation tragique du peuple, aucun espoir d’une vie meilleure, les malheureux se tournèrent vers le ciel pour y chercher le salut. La religion chrétienne apparut à ces êtres misérables comme une bouée de sauvetage, une consolation, un soulagement et devint dès le début la religion des prolétaires romains. Conformément à la situation matérielle des hommes appartenant à cette classe, les premiers chrétiens formulèrent la revendication de la propriété collective – le communisme. Quoi de plus naturel ? Le peuple manquait de moyens de subsistance, périssait de misère. Or, une religion qui défendait le peuple demandait aux riches de partager avec les pauvres les richesses devant appartenir à tous et non à une poignée de privilégiés, une religion qui proclamait l’égalité de tous les hommes devait avoir un grand succès. Cependant cela n’avait rien de commun avec les revendications que présentent actuellement les social-démocrates en vue de rendre à la propriété commune les instruments de travail, les moyens de production pour que tout le monde puisse travailler et vivre collectivement. Nous avons pu constater que les prolétaires romains ne vivaient pas de leur travail, mais de l’aumône que leur accordait le gouvernement. Aussi la revendication des chrétiens au sujet de la propriété collective ne concernait pas les moyens de production, mais les moyens de jouissance des biens. Ils n’exigeaient pas que la terre, les ateliers, les instruments de travail devinssent la propriété collective, mais seulement que tous se partageassent entre eux le logement, les vêtements, la nourriture et les objets tout faits de première nécessité. Les communistes chrétiens se gardèrent de chercher l’origine de ces richesses. Le travail incombait toujours aux esclaves. Le peuple chrétien désirait seulement que ceux qui possédaient les richesses, en embrassant la religion chrétienne, en fissent une propriété commune et que tous profitassent de ces biens dans l’égalité et la fraternité. C’est d’ailleurs de cette manière que s’organisaient les premières communautés chrétiennes. « Ces gens-là, écrit un contemporain, ne tiennent pas à la fortune mais ils propagent la propriété collective et personne parmi eux ne possède plus que les autres. Celui qui veut entrer dans leur ordre doit obligatoirement apporter sa fortune à la propriété commune. C’est pourquoi il n’y a parmi eux ni pauvreté ni luxe – tous possèdent tout en commun, comme des frères. Ils n’habitent pas une ville à part mais dans chaque ville ils possèdent leurs maisons à eux. Vient-il chez eux des étrangers appartenant à leur religion, ils partagent avec eux la fortune et ceux-ci peuvent en profiter comme si elle était leur. Ces gens, même s’ils ne se connaissaient pas auparavant, se reçoivent et leurs relations sont très amicales. Ils n’emportent rien en voyage si ce n’est une arme pour se défendre contre les brigands. Ils possèdent dans chaque ville leur intendant qui distribue aux voyageurs les vêtements et la nourriture. Le commerce n’y existe pas. Cependant, si un des membres offre à un autre l’objet dont celui-ci a besoin, il en reçoit un autre en échange. D’ailleurs, chacun peut exiger ce dont il a besoin même s’il ne peut rien donner en retour. » Nous lisons dans l’Histoire des Apôtres (IV, 32, 34, 35) la description suivante de la première commune à Jérusalem : « Nul ne considérait comme étant à lui ce qui lui appartenait, toutes choses étaient communes. Ceux qui possédaient les terres ou les maisons, après les avoir vendues, en apportaient le produit et le déposaient aux pieds des apôtres. Et on distribuait à chacun selon ses besoins. » En 1780, l’historien allemand Vogel écrit à peu près la même chose sur les premiers chrétiens : « Selon le règlement, tout chrétien avait droit à la propriété de tous les membres de la commune ; il pouvait, en cas d’indigence, exiger que les plus aisés partagent avec lui leur fortune selon ses besoins Tout chrétien pouvait se servir de la propriété de ses frères ; les chrétiens qui possédaient quelque chose n’avaient pas le droit de refuser à leurs frères d’en faire usage. Ainsi, le chrétien qui n’avait pas de maison pouvait exiger de celui qui en possédait deux ou trois qu’il le loge ; le propriétaire gardait cependant son domaine à lui. Mais à cause de la communauté de jouissance des biens, le logement devait être accordé à celui qui en manquait. » L’argent était placé dans une caisse commune et un membre de la confrérie chrétienne, spécialement désigné à cette fin, répartissait parmi tous la fortune collective. Mais ce n’est pas tout ! Chez les premiers chrétiens, le communisme était poussé si loin que l’on prenait les repas en commun (voir l’Histoire des Apôtres). Leur vie familiale fut donc supprimée, toutes les familles chrétiennes d’une même ville vivaient ensemble, telle une seule et grande famille. Pour en finir, ajoutons que certains prêtres objectent aux sociaux-démocrates la soi-disant communauté des femmes. Evidemment, ce n’est qu’un grossier mensonge dû à l’ignorance ou à la colère du clergé. Les sociaux-démocrates considèrent cela comme une déviation éhontée et bestiale du mariage. Et cependant cette pratique était courante chez les premiers chrétiens. [….]

Après avoir jeté un bref coup d’œil sur l’histoire de l’Eglise, nous ne pouvons pas nous étonner que le clergé soutienne à présent le gouvernement tsariste et les capitalistes contre les travailleurs révolutionnaires qui luttent pour un avenir meilleur. Les ouvriers conscients, organisés dans le parti social-démocrate, combattent pour réaliser l’idéal d’égalité sociale et de fraternité entre les hommes, but qui fut jadis celui de l’Eglise chrétienne. Pourtant l’égalité n’était réalisable ni dans la société basée sur l’esclavage, ni dans la société basée sur le servage ; elle le devient à l’époque actuelle, c’est-à-dire sous le régime de l’industrie capitaliste. Ce que les apôtres chrétiens n’ont pas pu accomplir par leurs ardents discours contre l’égoïsme des riches, les prolétaires modernes, classe de travailleurs conscients, peuvent le mettre en action dans un proche avenir, par la conquête du pouvoir politique dans tous les pays, en arrachant les usines, la terre et tous les moyens de production aux capitalistes pour en faire la propriété collective des travailleurs. Le communisme que préconisent les sociaux-démocrates ne consiste plus dans le partage, entre mendiants, oisifs et riches, des biens produits par les esclaves et les serfs, mais dans la communauté d’un travail honnête et un honnête usage du fruit commun de ce travail. Le socialisme ne consiste pas non plus dans les dons généreux faits aux pauvres par les riches, mais dans l’abolition totale de la différence même entre les riches et les pauvres par l’instauration du devoir égal de travailler pour tous ceux qui en sont capables, par la suppression de l’exploitation de l’homme par l’homme. En vue d’établir le régime socialiste, les travailleurs s’organisent dans le parti ouvrier social-démocrate qui poursuit ce but. Et c’est pourquoi la social-démocratie et le mouvement ouvrier se heurtent à une haine farouche des classes possédantes qui vivent au détriment des ouvriers. Les richesses énormes amassées par l’Eglise sans aucun effort de sa part proviennent de l’exploitation et de la misère du peuple laborieux. Les biens des archevêques et des évêques, des couvents et des paroisses, ceux des fabricants comme ceux des commerçants et des magnats de la terre s’achètent au prix des efforts inhumains du prolétariat des villes et des campagnes Car où serait l’origine des dons et des legs faits aux églises par les richissimes seigneurs ? Evidemment pas dans le travail de ces riches bigots, mais dans l’exploitation des ouvriers qui besognent pour eux : serfs d’autrefois, salariées d’aujourd’hui. D’autre part, les appointements que les gouvernements accordent actuellement au clergé proviennent du Trésor d’Etat, constitué en majeure partie par les impôts extorqués aux masses populaires. Le clergé, à l’égal de la classe capitaliste, vit sur le dos du peuple, profite de sa dégradation, de son ignorance et de l’oppression. Le clergé, les capitalistes parasites haïssent la classe ouvrière organisée, consciente de ses droits et qui lutte pour la conquête de ses libertés. Car l’abolition des abus capitalistes, l’égalité entre les hommes porteraient un coup mortel surtout au clergé qui n’existe que grâce à l’exploitation et à la misère. Mais avant tout le socialisme songe à assurer à l’humanité un bonheur honnête et solide ici-bas, à donner au peuple le maximum d’instruction et la première place dans la société. C’est précisément ce bonheur terrestre que craignent comme la peste les serviteurs de l’Eglise. Les capitalistes ont façonné à coups de marteau le corps du peuple dans les chaînes de la misère et de l’esclavage. Pareillement, le clergé, au secours des capitalistes et intéressé lui-même, enchaîne l’âme du peuple, la maintient dans une crasse ignorance, car il comprend bien que l’instruction mettra fin à son pouvoir. Or, le clergé, faussant la doctrine primitive du christianisme qui avait pour but le bonheur terrestre des humbles, tâche actuellement de persuader les travailleurs que la souffrance, l’avilissement qu’ils supportent ne viennent pas d’une défectueuse structure sociale, mais du ciel, de la volonté de la « Providence ». Ainsi l’Eglise tue dans les travailleurs la force, l’esprit et la volonté d’un meilleur avenir, tue leur foi en eux-mêmes et le respect de leur propre dignité. Les prêtres d’aujourd’hui, avec leurs enseignements faux et vénéneux, entretiennent continuellement l’ignorance et la dégradation du peuple. Voici des preuves irréfutables : dans les pays où le clergé catholique jouit d’un grand pouvoir sur les esprits du peuple, en Espagne, en Italie, par exemple, la population est plongée dans l’obscurantisme total ; l’alcoolisme et la criminalité y exercent leurs ravages. Ainsi comparons par exemple deux provinces d’Allemagne : la Bavière et la Saxe. La Bavière : pays agricole où la population subit l’influence prépondérante du clergé catholique. La Saxe : pays industrialisé où les social-démocrates jouent un grand rôle dans la vie des travailleurs. Ils triomphent dans presque tous les arrondissements lors des élections parlementaires, raison pour laquelle la bourgeoisie manifeste sa haine à l’égard de cette province « rouge », social-démocrate. Et que voit-on ? Les statistiques officielles démontrent, que le nombre de crimes commis dans la très catholique Bavière est beaucoup plus élevé comparativement à celui de la « Saxe rouge ». En 1898, pour 100.000 habitants, on note : Vols avec effraction : en Bavière, 204 ; en Saxe, 185. Coups et blessures : en Bavière, 296 ; en Saxe, 72. Parjures : en Bavière, 4 ; en Saxe, 1 seul cas. On trouve une situation tout à fait analogue si on compare la criminalité de la Posnanie cléricale à celle de Berlin, où l’influence de la social-démocratie est grande. Au cours de la même année, on a noté pour 100.000 habitants : en Posnanie, 282 cas de coups et blessures ; à Berlin, 172 seulement. Dans la résidence papale, à Rome, au cours d’un seul mois de l’année 1869 (l’avant-dernière année du pouvoir temporal des papes), on condamna pour meurtre 279 personnes, pour coups et blessures 728, pour pillage 297, pour incendies criminels 21 personnes ! Voilà les résultats de la domination cléricale sur la population indigente. Ceci ne veut pas dire que le clergé pousse directement au crime. Bien au contraire, dans leurs discours, les prêtres se déclarent très souvent contre le vol, le pillage, l’ivrognerie. Mais les hommes ne volent, ni pillent, ne s’enivrent nullement par goût, ni par obstination. C’est la misère, l’ignorance qui en sont cause. Celui donc qui entretient dans le peuple l’ignorance et la misère, celui qui tue la volonté et l’énergie qu’a le peuple de sortir de cette situation, celui enfin qui crée toutes sortes d’obstacles à ceux qui s’efforcent d’instruire le prolétariat, celui-là est responsable des crimes au même titre qu’un complice. La situation dans les centres miniers de la Belgique cléricale était analogue jusqu’à ces temps derniers. Les sociaux-démocrates y sont venus. Leur appel vigoureux à l’ouvrier malheureux et dégradé retentit dans le pays : « Travailleur, lève-toi ! Ne pille pas, ne t’enivre plus, ne baisse pas la tête désespérément ! Lis, instruis-toi, rejoins tes frères dans l’organisation, lutte contre les exploiteurs qui abusent de toi ! Tu sortiras de la misère, tu deviendras homme ! » Ainsi les sociaux-démocrates apportent partout la résurrection au peuple, fortifient ceux qui désespèrent, rassemblent les faibles dans une puissante organisation ; ils ouvrent les yeux aux ignorants, leur indiquent la voie de l’affranchissement ; engagent le peuple à instaurer sur terre le royaume de l’égalité, de la liberté, de l’amour du prochain. Par contre, les serviteurs de l’Eglise n’apportent au peuple que des paroles d’humiliation, de découragement. Et si le Christ apparaissait aujourd’hui sur terre, il agirait sûrement à l’égard des prêtres, des évêques et des archevêques, qui défendent les riches et vivent de l’exploitation des malheureux, comme jadis il avait agi à l’égard de ces marchands qu’il chassa du temple afin qu’ils ne souillassent pas de leur ignoble présence la demeure de Dieu. C’est pourquoi s’est déclenchée une lutte farouche entre le clergé, soutien de l’oppression, et la social-démocratie, porte-parole de l’affranchissement. Cette lutte n’est-elle pas comparable à celle de la sombre nuit et du soleil levant ? Comme les prêtres ne sont pas capables de combattre le socialisme par l’esprit et la vérité, ils ont recours à la violence et à l’iniquité. Leurs paroles de Judas calomnient ceux qui éveillent la conscience de classe. Au moyen du mensonge et de la diffamation, ils essaient de salir tous ceux qui sacrifient leur vie à la cause ouvrière. Ces serviteurs et adorateurs du veau d’or soutiennent et favorisent les crimes du gouvernement tsariste et défendent le trône de ce dernier despote qui opprime le peuple à l’égal de Néron. Mais c’est en vain que vous vous agitez, dégénérés serviteurs du christianisme, devenus serviteurs de Néron. C’est en vain que vous aidez nos assassins et nos meurtriers, en vain que vous abritez sous le signe de la croix les exploiteurs du prolétariat ! Vos cruautés et vos calomnies n’ont pas pu empêcher autrefois la victoire de l’idée du christianisme, idée que vous avez sacrifiée au veau d’or ; aujourd’hui vos efforts ne dresseront aucun obstacle à l’avènement du socialisme. A l’heure actuelle c’est vous qui êtes, par votre vie et par votre doctrine, des païens, et c’est nous qui apportons aux pauvres, aux exploités, l’évangile de la fraternité et de l’égalité, et qui partons à la conquête du monde comme le faisait jadis celui qui proclamait qu’il serait plus facile à un chameau de passer par le trou d’une aiguille qu’à un riche d’entrer au royaume des cieux. Quelques mots pour terminer. Le clergé a à sa disposition deux moyens pour combattre la social-démocratie. Là où le mouvement ouvrier commence à conquérir le droit de cité, comme c’est le cas chez nous (Royaume de Pologne), où les classes possédantes espèrent encore l’étouffer, là le clergé combat les socialistes par de sévères discours en les calomniant, en blâmant la « convoitise » des ouvriers. Mais dans les pays où les libertés politiques sont reconnues, le parti ouvrier puissant, comme par exemple en Allemagne, en France, en Hollande, le clergé cherche alors d’autres moyens. Il cache son jeu et vis-à-vis des ouvriers ne fait plus figure d’ennemi déclaré, mais de faux ami. Ainsi vous verrez les prêtres organiser les travailleurs, créer des syndicats professionnels « chrétiens ». Ils essaient de cette manière de prendre les poissons dans les filets, d’attirer les ouvriers dans les pièges de ces faux syndicats où l’on enseigne l’humilité, contrairement aux organisations de la social-démocratie qui préconisent la lutte et la défense contre les abus. Quand le gouvernement tsariste tombera enfin sous le coup du prolétariat révolutionnaire de la Pologne et de la Russie, et que la liberté politique existera chez nous, nous verrons alors le même archevêque Popiel, les mêmes ecclésiastiques qui fulminent actuellement contre les militants, se mettre soudain à organiser les ouvriers dans les associations « chrétiennes » et « nationales » pour les abrutir (9). Déjà nous assistons au début de ce travail souterrain dans l’activité de la « National-Démocratie », qui s’assure la future complicité des prêtres et présentement les aide à diffamer la social-démocratie. Les travailleurs doivent donc être avertis du danger afin de ne pas se laisser prendre, au lendemain de la révolution victorieuse, par les paroles doucereuses de ceux qui aujourd’hui, du haut de la chaire, osent défendre le gouvernement tsariste, assassin des ouvriers et appareil d’oppression du capital, cause principale de la misère du prolétariat. En vue de se défendre contre l’animosité du clergé à l’heure actuelle – pendant la révolution, devant sa fausse amitié demain – après la révolution, il faut que les travailleurs s’organisent dans le parti social-démocrate. Et voici la réponse à toutes les attaques du clergé : La social-démocratie ne lutte nullement contre la foi religieuse. Au contraire, elle exige une entière liberté de conscience pour tout individu et la plus large tolérance pour toute confession et toute opinion. Mais dès le moment que les prêtres se servent de la chaire comme d’un moyen de lutte politique contre la classe ouvrière, les travailleurs doivent combattre les ennemis de leurs droits et de leur affranchissement. Car celui qui défend les exploiteurs et tient à prolonger l’abject régime actuel, celui-là est l’ennemi mortel du prolétariat, qu’il soit en soutane ou en tenue de gendarme.


1) Bibliothèque Social-Démocrate, IX, Edition de L’Etendard Rouge, Cracovie, 1905. Imprimerie W. Teodorczuk, à Cracovie. In-16°. Traduction du polonais et notes de Lucienne Rey. Un franc de 1900 : un peu plus de 3 euros.

2) Chrétiens orthodoxes reconnaissant la suprématie du pape.

3) Ou « raskolniks » (scissionnistes), secte religieuse russe qui regarde comme contraire à la vraie foi la révision des version de la Bible et de la liturgie qui eurent pour auteur le patriarche Nikon, en 1654.

4) Abbé Bareille : Jean Chrysostome, Paris 1869, tome VII, p. 599-603.

5) En 1900.

6) La couronne : avant-guerre environ 1 franc.

7) Il ne faut pas oublier que cette brochure fut écrite en 1905. Depuis, la France a secoué le joug de l’Eglise et l’Etat n’appointe plus le clergé, sauf dans les départements du Haut-Rhin, du Bas-Rhin et de la Moselle, où la France républicaine perpétue, l’on ne sait trop pourquoi, les traditions de l’Allemagne impériale. 8) C’est-à-dire en 1900.

9) Ce qui effectivement se passe en Pologne actuelle !

Eglise et socialisme de Rosa Luxemburg (Kosciol a socializm) est paru pour la première fois en français dans une revue en 1935, puis en 1937 sous forme de brochure aux Editions du parti socialiste SFIO (Librairie populaire du parti socialiste).

La présente édition a été publiée dans la collection Cahiers Spartacus. Série B, no 169, sur les presses de l’imprimerie Expression 2 (9, cité Beauharnais), à Paris, en mai 2006.