8/12 Marx (et Engels) sur la nature : Daniel Tanuro
K.Marx, Le Capital - Livre I
Industrie et agriculture
"Le développement de la production capitaliste"
IV° section : la production de la plus-value relative
Chapitre XV : Machinisme et grande industrie
X. - Grande industrie et agriculture
K. Marx, Le Capital - Livre III
Métabolisme humain, nature, necessité et liberté
§ 7 : Les revenus et leur source
Chapître XLVIII : La formule tripartite
D'une manière générale, le surtravail, le travail en quantité plus considérable que ne l'exigent les besoins, est inévitable dans toutes les organisations ; mais dans la société capitaliste comme dans l'esclavage il repose sur un antagonisme, sur l'oisiveté d'une partie de la société. Une quantité déterminée de surtravail est nécessaire pour l'assurance contre les accidents et l'extension progressive et inévitable du procès de production - ce qui constitue l'accumulation dans la société capitaliste - sous l'action du développement des besoins et de l'augmentation de la population.
Le capitalisme contribue au progrès de la civilisation en ce qu'il extrait ce surtravail par des procédés et sous des formes qui sont plus favorables que ceux des systèmes précédents (esclavage, servage, etc.) au développement des forces productives, à l'extension des rapports sociaux et à l'éclosion des facteurs d'une culture supérieure. Il prépare ainsi une forme sociale plus élevée, dans laquelle l'une des parties de la société ne jouira plus, au détriment de l'autre, du pouvoir et du monopole du développement social, avec les avantages matériels et intellectuels qui s'y rattachent, et dans laquelle le sutravail aura pour effet la réduction du temps consacré au travail matériel en général. Lorsque le travail nécessaire et le surtravail sont l'un et l’autre égaux à 3, la journée de travail est égale à 6 et le taux du surtravail est de 100 %, tandis que le taux du surtravail n'est plus que de 33 ⅓ %, lorsque la journée de travail est égale à 12, et se décompose en 9 de travail nécessaire et 3 de surtravail. Or c'est la productivité du travail qui détermine la quantité de valeurs d'usage qui peut être produite dans un temps déterminé de travail nécessaire et de surtravail. La richesse effective de la société et la possibilité d'une extension continue du procès de reproduction dépendent donc, non de la longueur, mais de la productivité du surtravail et des conditions plus ou moins favorables dans lesquelles il est exécuté. Le règne de la liberté ne commence en fait que là où cesse le travail imposé par la nécessité et les considérations extérieures ; de par la nature des choses, il existe donc au-delà de la sphère de la production matérielle proprement dite. La lutte du sauvage contre la nature pour la satisfaction de ses besoins, la conservation et la reproduction de son existence, s'étend à l'homme civilise, quels que soient la forme de la société et le système de la production. A mesure que l'homme se civilise, s'étendent le cercle de ses besoins et son asservissement à la nature, mais en même temps se développent les forces productives qui lui permettent de s'en affranchir. A ce point de vue la liberté ne peut être conquise que pour autant que les hommes socialisés, devenus des producteurs associés, combinent rationnellement et contrôlent leurs échanges de matière avec la nature, de manière à les réaliser avec la moindre dépense de force et dans les conditions les plus dignes et les plus conformes à la nature humaine. Sans cela le joug de la nécessité ne cessera de peser sur eux et ils ne connaîtront pas le vrai régime de la liberté, dans lequel le développement de leurs forces se fera exclusivement pour eux. La condition fondamentale de, cette situation est le raccourcissement de la journée de travail.
Industrie a large échelle et agrobusiness
§ 6 : La transformation d'une partie du profit en rente foncière Chapître XLVII : La genèse de la rente foncière capitaliste
Le régime de la petite propriété suppose que la vie rurale est la règle pour l'immense majorité de la population et que c'est le travail isolé et non le travail social qui prédomine ; il exclut par conséquent les conditions d'une culture rationnelle, la richesse et les conditions tant intellectuelles que matérielles de la reproduction. D'autre part, la grande propriété foncière décime de plus en plus la population agricole et lui oppose une population industrielle de plus en plus dense, concentrée dans les grandes villes. Elle en gendre ainsi des conditions qui provoquent une rupture immédiate de l'équilibre de l'échange social des matières tel qu'il est commandé par les lois naturelles de la vie, et qui aboutissent au gaspillage des forces productives de la terre, gaspillage que le commerce étend bien au delà des frontières d'un pays (Liebig).
Si la petite propriété crée une classe de barbares vivant à moitié en dehors de la société, soumis à toute l'imperfection des formes sociales primitives et à tous les maux et toutes les misères des pays civilisés, la grande propriété mine la force de travail dans le dernier refuge (la campagne) de son énergie native, dans le domaine où elle s'accumule comme réserve pour le renouvellement de la vie des nations. La grande industrie et la grande agriculture exploitée industriellement agissent en commun. Si elles se différencient au début en ce que l'une gaspille et ruine davantage la force naturelle de l'homme et l'autre la force naturelle de la terre, elles se tendent la main plus tard, le système industriel appliqué à la terre venant à son tour exténuer la force de travail, et l'industrie et le commerce intervenant pour procurer à l'agriculture les moyens d'épuiser la terre.
K. Marx. Propiété privée, agriculture et forêts
§ 6 : La transformation d'une partie du profit en rente foncière
Chapître XXXVII : Introduction
Des conservateurs s'occupant de chimie agricole, tels que Johnston, reconnaissent que l'agriculture vraiment rationnelle rencontre partout dans la propriété privée un obstacle insurmontable. Il en est de même de certains professeurs, défenseurs ex professo du monopole de la propriété foncière, tels que Charles Comte, qui a écrit un ouvrage en deux volumes dans le but spécial de défendre l'appropriation individuelle : « Un peuple, dit-il, ne peut atteindre le degré de bien-être et de puissance que comporte sa nature, qu'autant que chacune des parties du sol qui le nourrit reçoit la destination la plus conforme à l'intérêt général. Pour donner à ses richesses un grand développement, il faudrait, s'il était possible, qu'une volonté unique et surtout éclairée présidât à la disposition de chacune des parties de son territoire et la rit concourir à la prospérité de toutes les autres. Mais l'existence d'une telle volonté... ne saurait se concilier avec la division du sol en propriétés privées... et avec la faculté garantie à chacun de disposer de ses biens d'une manière à peu près absolue ». Ch. Comte, Traité de la propriété. Brux., 1835 p. 83). En signalant l'incompatibilité de la propriété et d'une agronomie rationnelle, Johnston, Comte et d'autres n'ont en vue que la nécessité de cultiver le sol d'un pays comme un tout. Ils ne signalent pas que l'agriculture, qui doit pourvoir aux conditions d'existence de toute la chaîne des générations qui se suivent dans l'humanité, rencontre d'autres obstacles provenant de ce que l'obtention des divers produits de la terre est influencée par les variations des prix du marché et tout l'aspect de la production capitaliste, qui a pour objectif le prélèvement d'un profit immédiat. Un exemple frappant est fourni par la sylviculture, qui n'est organisée en vue de I’intérêt général que là où les forêts ne font pas l'objet d'une appropriation privée, mais font partie du domaine de l’État.
La rente, le prix de la terre et l'absurdité de la propiété privée
§ 6 : La transformation d'une partie du profit en rente foncière
Chapître XLVI : La rente des terrains à batir. La rente des mines. Le prix de la terre.
Il convient de distinguer si la rente résulte d'un prix de monopole que possèdent indépendamment d'elle la terre ou ses produits, ou si les produits sont vendus à un prix de monopole déterminé par la rente. Par cette expression, prix de monopole, nous entendons d'une manière générale un prix réglé exclusivement par la demande et la solvabilité des acheteurs, indépendant, par conséquent, du coût de production général et du prix fixé par la valeur des produits. Un vignoble, produisant un crû extraordinaire qui ne peut être obtenu qu'en quantité restreinte, jouit d'un prix de monopole. Ce prix dépasse la valeur du vin d'une quantité qui est en rapport avec l'argent que voudraient et que pourraient en donner ceux qui désirent le boire et il rapporte un surprofit considérable au viticulteur. Ce surprofit se transforme en rente et tombe sous cette forme en partage au propriétaire foncier, cri vertu de son droit de propriété sur un coin de la terre, doué de propriétés spéciales. Dans ce cas, c'est le prix de monopole qui engendre la rente. L'inverse se produit lorsque du blé est vendu, non seulement au-dessus de son coût de production, mais au-dessus de sa valeur, parce que la propriété foncière s'oppose à ce que du capital soit avancé pour une terre qui ne rapporterait pas de rente.
Le privilège qui permet à ceux qui se partagent la propriété du globe de s'emparer d'une partie de plus en plus grande du surtravail de la société, est caché par ce fait que la rente peut être capitalisée, de sorte que la somme déterminée ainsi apparaît comme un prix de la terre et fait de celle-ci un objet de commerce. Pour celui qui achète une pièce de terre, la rente ne semble pas être un prélèvement gratuit, auquel restent étrangers le travail, le risque et l'esprit d'entreprise ; elle est à ses yeux, ainsi que nous l'avons constaté plus haut, l'intérêt du capital qu'il a avancé pour en devenir propriétaire. De même, le maître d'esclaves considère que le nègre qu'il vient d'acheter est devenu sa propriété, non en vertu de l'institution de l'esclavage, mais parce qu'il a payé telle somme pour l'acquérir. Cependant la vente ne crée pas le titre de propriété -, elle ne fait que le transmettre. Dans le cas qui nous occupe, le titre a pour point de départ les conditions de la production. Une fois celles-ci arrivées au stade de leur évolution où d'autres conditions prennent leur place, tout le support matériel, économique et historique du titre disparaît et avec lui toutes les transactions auxquelles il sert de base. Lorsque la société actuelle sera arrivée à un degré d'organisation économique plus élevé, le droit de propriété de quelques individus sur les terres constituant, le globe paraîtra aussi absurde que semble insensé, dans la société d'aujourd'hui, le droit de propriété d'un homme sur un autre homme. Ni une nation, ni toutes les nations couvrant le globe ne sont propriétaires de la terre ; elles n'en sont que les possesseurs, les usufruitiers, ayant pour obligation, en bons pères de famille, de la transmettre améliorée aux générations futures.
Productivité sociale et naturelle
§ 6 : La transformation d'une partie du profit en rente foncière
Chapître XLV : La rente foncière absolue
Lorsque dans l'agriculture - et également dans l'exploitation des mines - les machines, les applications chimiques, etc. se substituent de plus en plus au travail et que le capital constant croit tant en masse qu'en valeur par rapport au capital variable, il convient de considérer non seulement la productivité sociale, mais aussi la productivité naturelle du travail. Il se peut que l'accroissement de la force productrice sociale compense à peine ou même ne compense pas la diminution de la force naturelle - cette compensation n'est jamais que passagère - de sorte que le progrès de la technologie ait pour effet, non de diminuer le prix du produit, mais d'empêcher qu'il ne devienne plus cher.
Engels, Anti-Dühring,
ABOLITION DE LA DIVISION DU TRAVAIL ET DE LA SEPARATION VILLE-CAMPAGNE
Socialisme. III. La production
La première grande division du travail elle-même, la séparation de la ville et de la campagne, a condamné la population rurale à des milliers d'années d'abêtissement et les citadins chacun à l'asservissement à son métier individuel. Elle a anéanti les bases du développement intellectuel des uns et du développement physique des autres. Si le paysan s'approprie le sol et le citadin son métier, le sol s'approprie tout autant le paysan et le métier l'artisan. En divisant le travail, on divise aussi l'homme. Le perfectionnement d'une seule activité entraîne le sacrifice de toutes les autres facultés physiques et intellectuelles. Cet étiolement de l'homme croît dans la mesure même où croît la division du travail, qui atteint son développement maximum dans la manufacture. La manufacture décompose le métier en ses opérations partielles singulières et assigne chacune d'elles à un ouvrier singulier comme étant sa profession à vie, elle l'enchaîne ainsi pour toute sa vie à une fonction partielle déterminée et à un outil déterminé.
Les utopistes savaient déjà parfaitement à quoi s'en tenir sur les effets de la division du travail, sur l'étiolement d'une part de l'ouvrier, d'autre part de l'activité laborieuse elle-même, qui se limite à la répétition mécanique, uniforme, pendant toute la vie, d'un seul et même acte. La suppression de l'opposition de la ville et de la campagne est réclamée par Fourier ainsi que par Owen comme la première condition fondamentale de la suppression de l'antique division du travail en général. Chez tous deux, la population doit se répartir sur le pays en groupes de 1.600 à 3.000 âmes; chaque groupe habite au centre de son canton territorial un palais géant avec ménage commun.
Chez tous deux, l'homme doit se développer d'une manière universelle par une activité pratique universelle et le charme attrayant que la division fait perdre au travail, doit lui être rendu, d'abord par cette diversité et la brièveté correspondante de la 'séance' consacrée à chaque travail particulier, pour reprendre l'expression de Fourier. Tous deux ont dépassé de beaucoup le mode de pensée des classes exploiteuses légué à M. Dühring, qui tient l'opposition de la ville et de la campagne pour inévitable de par la nature de la chose .
En se rendant maîtresse de l'ensemble des moyens de production pour les employer socialement selon un plan, la société anéantit l'asservissement antérieur des homme à leurs propres moyens de production. Il va de soi que la société ne peut pas se libérer sans libérer chaque individu. Le vieux mode de production doit donc forcément être bouleversé de fond en comble, et surtout la vieille division du travail doit disparaître. A sa place doit venir une organisation de la production dans laquelle, d'une part, aucun individu ne peut se décharger sur d'autres de sa part de travail productif, condition naturelle de l'existence humaine; dans laquelle, d'autre part, le travail productif, au lieu d'être moyen d'asservissement, devient moyen de libération des hommes, en offrant à chaque individu la possibilité de perfectionner et de mettre en oeuvre dans toutes les directions l'ensemble de ses facultés physiques et intellectuelles, et dans laquelle, de fardeau qu'il était, le travail devient un plaisir.
Cela n'est plus aujourd'hui une fantaisie, un vœu pieux. Avec le développement actuel des forces productives, l'accroissement de la production donné dans le fait même de la socialisation des forces productives, l'élimination des entraves et des perturbations qui résultent du mode de production capitaliste, celle du gaspillage de produits et de moyens de production, suffisent déjà, en cas de participation universelle au travail, pour réduire le temps de travail à une mesure qui, selon les idées actuelles, sera minime.
Il n'est pas vrai, d'autre part, que la suppression de l'ancienne division du travail soit une revendication uniquement réalisable aux dépens de la productivité du travail. Au contraire, par la grande industrie, elle est devenue condition de la production elle-même.
“ L'exploitation mécanique supprime la nécessité de consolider cette distribution en enchaînant, comme dans les manufactures, pour toujours, le même ouvrier à la même besogne. Puisque le mouvement d'ensemble de la fabrique procède de la machine et non de l'ouvrier, un changement continuel du personnel n'amènerait aucune interruption dans le procès de travail... Enfin, la rapidité avec laquelle les enfants apprennent le travail à la machine supprime radicalement la nécessité de le convertir en vocation exclusive d'une classe particulière de travailleurs (Marx, Le Capital). ”
Mais tandis que le mode capitaliste d'emploi du machinisme est obligé de perpétuer la vieille division du travail avec sa spécialisation ossifiée, bien que celle-ci soit devenue techniquement superflue, le machinisme lui-même se rebelle contre cet anachronisme. La base technique de la grande industrie est révolutionnaire.
“ Au moyen de machines, de procédés chimiques et d'autres méthodes, elle bouleverse avec la base technique de la production, les fonctions des travailleurs et les combinaisons sociales du travail, dont elle ne cesse de révolutionner la division établie en lançant sans interruption des masses de capitaux et d'ouvriers d'une branche de production dans une autre. La nature même de la grande industrie nécessite le changement dans le travail, la fluidité des fonctions, la mobilité universelle du travailleur... Nous avons vu que cette contradiction absolue... finit par détruire toutes les garanties de vie du travailleur..., qu'elle aboutit... à la dilapidation la plus effrénée des forces de travail et aux ravages de l'anarchie sociale. C'est là le côté négatif. Mais si la variation dans le travail ne s'impose encore qu'à la façon d'une loi physique dont l'action, en se heurtant partout à des obstacles, les brise aveuglément, les catastrophes mêmes que fait naître la grande industrie imposent la nécessité de reconnaître le travail varié et, par conséquent, le plus grand développement possible des diverses aptitudes du travailleur comme une loi de la production moderne, et il faut à tout prix que les circonstances s'adaptent au fonctionnement normal de cette loi. C'est une question de vie ou de mort. Oui, la grande industrie oblige la société, sous peine de mort, à remplacer l'individu morcelé, porte-douleur d'une fonction productive de détail, par l'individu intégral qui sache tenir tête aux exigences les plus diversifiées du travail et ne donne, dans des fonctions alternées, qu'un libre essor à la diversité de ses capacités naturelles ou acquises(id.). ”
En nous enseignant à transformer le mouvement moléculaire, que l'on peut produire plus ou moins partout, en mouvement de masse à des fins techniques, la grande industrie a, dans une mesure considérable, libéré la production industrielle des barrières locales. La force hydraulique était locale, la force de la vapeur est libre. Si la force hydraulique est nécessairement rurale, la force de la vapeur n'est en aucune façon nécessairement urbaine. C'est son application capitaliste qui la concentre d'une façon prépondérante dans les villes et transforme les villages de fabriques en villes de fabriques. Mais par là, elle mine en même temps les conditions de sa propre mise en oeuvre. La première exigence de la machine à vapeur et l'exigence capitale de presque toutes les branches d'exploitation de la grande industrie est une eau relativement pure. Or la ville de fabriques transforme toute eau en purin puant. Bien que la concentration urbaine soit une condition fondamentale de la production capitaliste, chaque capitaliste industriel pris à part tend donc toujours à quitter les grandes villes que cette concentration a de toute nécessité engendrées pour réaliser une exploitation rurale. (…)
De nouveau, seule la suppression du caractère capitaliste de l'industrie moderne est capable de supprimer ce nouveau cercle vicieux où elle tombe, cette contradiction à laquelle elle revient sans cesse. Seule une société qui engrène harmonieusement ses forces productives l'une dans l'autre selon les lignes grandioses d'un plan unique peut permettre à l'industrie de s'installer à travers tout le pays, avec cette dispersion qui est la plus convenable à son propre développement et au maintien ou au développement des autres éléments de la production.
La suppression de l'opposition de la ville et de la campagne n'est donc pas seulement possible. Elle est devenue une nécessité directe de la production industrielle elle-même, comme elle est également devenue une nécessité de la production agricole et, par-dessus le marché, de l'hygiène publique. Ce n'est que par la fusion de la ville et de la campagne que l'on peut éliminer l'intoxication actuelle de l'air, de l'eau et du sol; elle seule peut amener les masses qui aujourd'hui languissent dans les villes au point où leur fumier servira à produire des plantes, au lieu de produire des maladies.
L'industrie capitaliste s'est déjà rendue relativement indépendante des barrières locales que constituaient les lieux de production de ses matières premières. Dans sa grande masse, l'industrie textile travaille des matières premières importées. Les minerais de fer espagnols sont travaillés en Angleterre et en Allemagne, les minerais de cuivre d'Espagne et d'Amérique du Sud en Angleterre. (…) La société libérée des barrières de la production capitaliste peut aller bien plus loin encore. En produisant une race de producteurs développés dans tous les sens, qui comprendront les bases scientifiques de l'ensemble de la production industrielle et dont chacun aura parcouru dans la pratique toute une série de branches de production d'un bout à l'autre, elle créera une nouvelle force productive compensant très largement le travail de transport des matières premières ou des combustibles tirés de grandes distances.
La suppression de la séparation de la ville et de la campagne n'est donc pas une utopie, même en tant qu'elle a pour condition la répartition la plus égale possible de la grande industrie à travers tout le pays. Certes, la civilisation nous a laissé, avec les grandes villes, un héritage qu'il faudra beaucoup de temps et de peine pour éliminer. Mais il faudra les éliminer et elles le seront, même si c'est un processus de longue durée.
Engels, Dialectique de la Nature
DOMINATION DE LA NATURE, DIALECTIQUE DU PROGRES, CAPITAL ET COURT-TERMISME
pp. 141 et suivantes
Bref, l'animal utilise seulement la nature extérieure et provoque en elle des modifications par sa seule présence ; par les changements qu'il y apporte, l'homme l'amène à servir à ses fins, il la domine. Et c'est en cela que consiste la dernière différence essentielle entre l'homme et le reste des animaux, et cette différence, c'est encore une fois au travail que l'homme la doit. Cependant ne nous flattons pas trop de nos victoires sur la nature. Elle se venge sur nous de chacune d'elles. Chaque victoire a certes en premier lieu les conséquences que nous avons escomptées, mais, en second et en troisième lieu, elle a des effets tout différents, imprévus, qui ne détruisent que trop souvent ces premières conséquences. Les gens qui, en Mésopotamie, en Grèce, en Asie Mineure et autres lieux essartaient les forêts pour gagner de la terre arable, étaient loin de s'attendre à jeter par là les bases de l'actuelle désolation de ces pays, en détruisant avec les forêts les centres d'accumulation et de conservation de l'humidité. Sur le versant sud des Alpes, les montagnards italiens qui saccageaient les forêts de sapins, conservées avec tant de sollicitude sur le versant nord, n'avaient pas idée qu'ils sapaient par là l'élevage de haute montagne sur leur territoire ; ils soupçonnaient moins encore que, par cette pratique, ils privaient d'eau leurs sources de montagne pendant la plus grande partie de l'année et que celles-ci, à la saison des pluies, allaient déverser sur la plaine des torrents d'autant plus furieux. Ceux qui répandirent la pomme de terre en Europe ne savaient pas qu'avec les tubercules farineux ils répandaient aussi la scrofulose (*). Et ainsi les faits nous rappellent à chaque pas que nous ne régnons nullement sur la nature comme un conquérant règne sur un peuple étranger, comme quelqu'un qui serait en dehors de la nature, mais que nous lui appartenons avec notre chair, notre sang, notre cerveau, que nous sommes dans son sein et que toute notre domination sur elle réside dans l'avantage que nous avons sur l'ensemble des autres créatures de connaître ses lois et de pouvoir nous en servir judicieusement. Et en fait nous apprenons chaque jour à comprendre plus correctement ces lois et à connaître les conséquences plus ou moins lointaines de nos interventions dans le cours normal des choses de la nature. Surtout depuis les énormes progrès de la science de la nature au cours de ce siècle, nous sommes de plus en plus à même de connaître aussi les conséquences naturelles lointaines, tout au moins de nos actions les plus courantes dans le domaine de la production, et, par suite, d'apprendre à les maîtriser. Mais plus il en sera ainsi, plus les hommes non seulement sentiront, mais sauront à nouveau qu'ils ne font qu'un avec la nature et plus deviendra impossible cette idée absurde et contre nature d'une opposition entre l'esprit et la matière, l'homme et la nature, l'âme et le corps, idée qui s'est répandue en Europe depuis le déclin de l'antiquité classique et qui a connu avec le christianisme son développement le plus élevé. Mais s'il a déjà fallu le travail de millénaires, pour que nous apprenions dans une certaine mesure à calculer les effets naturels lointains de nos actions visant la production, ce fut bien plus difficile encore en ce qui concerne les conséquences sociales lointaines de ces actions. Nous avons fait mention de la pomme de terre et de la propagation de la scrofulose qui l'a suivie. Mais qu'est-ce que la scrofulose à côté des effets qu'a eus sur les conditions de vie des masses populaires de pays entiers la réduction de la nourriture de la population laborieuse aux seules pommes de terre ? Qu'est-elle à côté de la famine qui, à la suite de la maladie de la pomme de terre, s'abattit sur l'Irlande en 1847, conduisit à la tombe un million d'Irlandais se nourrissant exclusivement ou presque exclusivement de ces tubercules et en jeta deux millions de l'autre côté de l'Océan ? Lorsque les Arabes apprirent à distiller l'alcool, il ne leur vint pas à l'idée, même en rêve, qu'ils venaient de créer un des principaux instruments avec lesquels on rayerait de la face du monde les populations indigènes de l'Amérique non encore découverte. Et, lorsque ensuite Christophe Colomb découvrit l'Amérique, il ne savait pas que, ce faisant, il rappelait à la vie l'esclavage depuis longtemps disparu en Europe et jetait les bases de la traite des noirs. Les hommes qui, aux XVIIe et XVIIIe siècles, travaillaient à réaliser la machine à vapeur, n'avaient pas idée qu'ils créaient l'instrument qui, plus qu'aucun autre, allait bouleverser l'ordre social du monde entier, et en particulier d'Europe, en concentrant la richesse du côté de la minorité et le dénuement du côté de l'immense majorité; la machine à vapeur allait en premier procurer la domination politique et sociale à la bourgeoisie, mais ensuite elle engendrerait entre la bourgeoisie et le prolétariat une lutte de classes qui ne peut se terminer qu'avec la chute de la bourgeoisie et l'abolition de toutes les oppositions de classes. Mais, même dans ce domaine, nous apprenons peu à peu, au prix d'une longue et souvent dure expérience et grâce à la confrontation et à l'étude des matériaux historiques, à élucider les conséquences sociales indirectes et lointaines de notre activité productive et, de ce fait, la possibilité nous est donnée de dominer et de régler ces conséquences aussi. Mais, pour mener à bien cette réglementation, il faut plus que la seule connaissance. Il faut un bouleversement complet de tout notre mode de production passé et, avec lui, de tout notre régime social actuel. Tous les modes de production passés n'ont visé qu'à atteindre l'effet utile le plus proche, le plus immédiat du travail. On laissait entièrement de côté les conséquences lointaines, celles qui n'intervenaient que par la suite, qui n'entraient en jeu que du fait de la répétition et de l'accumulation progressives. La propriété primitive en commun du sol correspondait d'une part à un stade de développement des hommes qui limitait, somme toute, leur horizon à ce qui était le plus proche et supposait, d'autre part, un certain excédent du sol disponible qui laissait une certaine marge pour parer aux conséquences néfastes éventuelles de cette économie absolument primitive. Une fois cet excédent de sol épuisé, la propriété commune tomba en désuétude. Toutes les formes de production supérieures ont abouti à séparer la population en classes différentes et, par suite, à opposer classes dominantes et classes opprimées; mais en même temps l'intérêt de la classe dominante est devenu l'élément moteur de la production, dans la mesure où celle-ci ne se limitait pas à entretenir de la façon la plus précaire l'existence des opprimés. C'est le mode de production capitaliste régnant actuellement en Europe occidentale qui réalise le plus complètement cette fin. Les capitalistes individuels qui dominent la production et l'échange ne peuvent se soucier que de l'effet utile le plus immédiat de leur action. Et même cet effet utile, - dans la mesure où il s'agit de l'usage de l'article produit ou échangé, - passe entièrement au second plan ; le profit à réaliser par la vente devient le seul moteur. La science sociale de la bourgeoisie, l'économie politique classique, ne s'occupe principalement que des effets sociaux immédiatement recherchés des actions humaines orientées vers la production et l'échange. Cela correspond tout à fait à l'organisation sociale, dont elle est l'expression théorique. Là où des capitalistes individuels produisent et échangent pour le profit immédiat, on ne peut prendre en considération au premier chef que les résultats les plus proches, les plus immédiats. Pourvu que individuellement le fabricant ou le négociant vende la marchandise produite ou achetée avec le petit profit d'usage, il est satisfait et ne se préoccupe pas de ce 'il advient ensuite de la marchandise et de son acheteur. Il en va de même des effets naturels de ces actions. Les planteurs espagnols à Cuba qui incendièrent les forêts sur les pentes et trouvèrent dans la cendre assez d'engrais pour une génération d'arbres à café extrêmement rentables, que leur importait que, par la suite, les averses tropicales emportent la couche de terre superficielle désormais sans protection, ne laissant derrière elle que les rochers nus ? Vis-à-vis de la nature comme de la société, on ne considère principalement, dans le mode de production actuel, que le résultat le plus proche, le plus tangible ; et ensuite on s'étonne encore que les conséquences lointaines des actions visant à ce résultat immédiat soient tout autres, le plus souvent tout à fait opposées ; que l'harmonie de l'offre et de la demande se convertisse en son opposé polaire ainsi que nous le montre le déroulement de chaque cycle industriel décennal, et ainsi que l'Allemagne en a eu un petit avant-goût avec le « krach »; que la propriété privée reposant sur le travail personnel évolue nécessairement vers l'absence de té des travailleurs, tandis que toute possession se concentre en plus entre les mains des non-travailleurs ; que [...]
(*)A l'époque où Engels écrivait ces lignes, c'était une opinion répandue dans les milieux médicaux que la scrofulose (la tuberculose des glandes du cou) était due à la consommation des pommes de terre. Il y a bien une liaison causale, dans ce sens que la scrofulose est une affection des gens mal nourris, y compris ceux dont la nourriture se compose exclusivement de pommes de terre. Mais il n'est pas absolument évident que les pommes de terre en tant que telles jouent un rôle dans la genèse de cette maladie. (N.R.)
D.TANURO:MARXISME,ÉNERGIE ET ÉCOLOGIE: L'HEURE DE VÉRITÉ
Le défi climatique ne peut être relevé sans une révolution énergétique impliquant une réduction importante de la consommation d’énergie, donc de la transformation de matières. L’œuvre de Marx peut-elle aider à concevoir cette gigantesque transformation? La réponse est contradictoire. A l’actif : l’analyse de l’impact écodestructeur de la rente foncière capitaliste et le concept de régulation rationnelle des échanges de matières entre l’humanité et la nature. Au passif : Marx n’a pas saisi la différence entre énergie de flux (renouvelable) et énergie de stock (épuisable). Une erreur sérieuse, d’où découle la coexistence dans sa pensée de deux schémas de développement antagoniques : un schéma linéaire et utilitariste « ressource > produit > déchet », similaire à celui des économistes classiques, d’une part, et un schéma écosocialiste avant la lettre, basé sur la gestion prudente des cycles naturels transformés par l’activité humaine, d’autre part. Les marxistes du 20e siècle ont largement oublié le second. L’urgence climatique impose pourtant de l’adopter une fois pour toutes et d’en tirer les conséquences stratégiques.
Quelque chose comme « une écologie de Marx »
Les Verts de toutes nuances ne ratent pas l’occasion de répéter que le marxisme est un productivisme et que Marx n’avait aucune conception ni de la nature, ni du caractère fini des ressources. Ces affirmations ne résistent pas à un examen sérieux. Marx et Engels se sont concentrés sur le développement humain dans le cadre d’une conception globale de l’histoire naturelle comme un tout. De plus, l’utilisation des ressources environnementales est très présente dans leur analyse du capital. C’est ainsi qu’ils ont appréhendé la lente décomposition du féodalisme comme un mouvement d’appropriation de ces ressources par les classes dominantes, séparant le producteur de ses moyens de production, en premier lieu la terre. Cette grille de lecture les a notamment conduits à élaborer une théorie de la rente foncière capitaliste dont on ne souligne pas assez qu’elle est basée en premier lieu sur la prise en compte du caractère fini de la terre arable et des autres richesses naturelles . Selon cette théorie, en effet, c’est l’existence en quantités limitées du sol, des minerais, de la force motrice de l’eau et des autres ressources qui conditionne leur accaparement par les propriétaires fonciers. Et détermine par conséquent la possibilité pour ceux-ci de détourner une partie de la plus-value globale, donc de réaliser un surprofit et de le pérenniser sous forme de rente.
Dans l’agriculture, par exemple, le monopole des superficies cultivables permet aux propriétaires d’imposer des prix de production fixés en fonction du rendement des plus mauvaises terres, plutôt que des terres moyennes. Par conséquent, au plus les autres terres sont productives, au plus elles génèrent un surprofit au-dessus du profit moyen : c’est ce que Marx appelle la rente différentielle. Par conséquent aussi, au plus du capital est investi dans l’exploitation du sol (sous forme d’intrants ou de machines), au plus la rente différentielle augmente. L’importance et la pertinence de cette théorie sont généralement méconnues. Claude Gindin l’a décrite comme une curiosité un peu obsolète: « La question de la rente foncière occupe une grande place dans l'oeuvre de Marx parce qu'elle est importante dans les sociétés de son temps » . Quant à Jean-Paul Deléage, il a déploré que Marx ait envisagé 'le rapport société/nature dans le cadre d’une théorie purement économique'. Ces deux affirmations passent à côté de l’essentiel. En réalité, la théorie marxiste de la rente reste très actuelle. Elle fournit notamment la clé pour appréhender l’intensification capitaliste des exploitations agricoles et minières – une des manifestations majeure de la dynamique écodestructrice du capitalisme - et jette une lumière crue sur l’inertie criminelle de ce système face à la menace climatique.
Forme particulière de la rente foncière, la rente pétrolière globale peut être estimée à quelques 1300 milliards d’Euros par an . Treize cent milliards en plus du profit moyen: pas étonnant que les bénéficiaires de ce pactole tentent de brûler des combustibles fossiles le plus longtemps possible ! Pas étonnant qu’ils financent généreusement les think thanks climato-sceptiques qui, depuis 20 ans, achètent scientifiques, politiques et journalistes! Ce qui est moins connu pourtant, c’est que, en parallèle, les lobbies pétroliers, bien conscients de l’inéluctabilité du pic de production, pèsent de tout leur poids pour que les gouvernements privilégient parmi les formes d’énergies renouvelables celles qui leur donneront le maximum de chances de sauvegarder la rente. Exemple de ces pressions et de leur efficacité : l’administration Obama a choisi d’accorder la priorité à la filière biomasse/éthanol plutôt qu’à la filière photovoltaïque/hydrogène comme alternative au pétrole dans les transports. Or, ce choix est très conforme aux orientations stratégiques de géants comme ExxonMobil ou BP, qui, après quelques hésitations, misent à fond sur les agrocarburants. Rebaptisée Beyond Petrol, BP a ainsi investi pas moins de 500 millions de dollars dans la création d’un institut de recherche, - l’Energy Bioscience Institute- dont la mission consiste à mobiliser le « génie génétique » pour développer des agrocarburants de deuxième et de troisième génération à partir de plantes, d’algues et de bactéries génétiquement modifiées . Outre qu’elle donne les garanties de continuité maximales en termes de systèmes de distribution des carburants et de technologie automobile, cette stratégie permet d’espérer une forme de monopole sur l’énergie solaire qui, une fois transformée en matière organique sur des sols acquis par les multinationales, pourra générer une rente foncière, donc des surprofits. C’est dans ce cadre qu’il convient de placer l’importante vague d’achats de terre par une série de grands groupes multinationaux, dans les pays tropicaux et subtropicaux.
Sa théorie de la rente atteste du fait que Marx, en dépit de certaines formulations parfois ambiguës, n’était nullement inconscient de la finitude des ressources. Cette appréciation est amplement confirmée quand on examine son concept de régulation rationnelle des échanges de matières (ou « métabolisme social ») entre l’Humanité et la nature. Le point de départ est prosaïque. Grâce aux travaux de Liebig (le pionnier de la chimie des sols) Marx a compris que l'urbanisation capitaliste rompt le cycle des nutriments : fumier humain et déchets végétaux ne retournent pas au champ, le sol s’appauvrit en éléments minéraux, la perte de fertilité qui en découle est irréparable à l'échelle historique. Mais l’auteur du Capital ne se contente pas de ce que Michaël Löwy appelle « une simple histoire de fumier » : il généralise la problématique et pose la question globale des « échanges de matière » entre le genre humain et l'environnement. Le travail étant un impératif inaliénable, caractéristique d’une espèce qui produit socialement son existence, il en déduit que « la seule liberté possible » réside dans « la gestion rationnelle » des échanges matériels entre Homo sapiens et son milieu . Armé de ce concept, il revient alors au problème des sols, pour conclure à la nécessaire abolition de la séparation entre ville et campagne, voire entre la production et la consommation de produits agricoles à l’échelle mondiale .
Cette approche méthodologique de Marx peut rivaliser avec les meilleures conceptualisations contemporaines des problèmes environnementaux globaux , et la manière dont il traite la question des sols mériterait de figurer dans une anthologie de l’écologie. De nos jours, la notion de métabolisme social humanité/nature est particulièrement opérationnelle dans l’analyse du changement climatique. En effet, l’examen du cycle du carbone (cf. schéma), révèle que les échanges rapides entre la biosphère/l’hydrosphère et l’atmosphère sont pratiquement en équilibre. Fondamentalement, c’est l’usage des combustibles fossiles qui détraque le système : leur combustion court-circuite pour ainsi dire la boucle longue du cycle du carbone, qui passe par la lithosphère et s’étale sur des centaines de millions d’années. Actuellement, la moitié environ du carbone envoyé chaque année dans l’atmosphère ne peut pas être absorbée et s’accumule. Nous sommes typiquement dans un scénario de saturation, de « gestion irrationnelle des échanges de matières », à l’échelle globale.
A l’issue de ce rapide survol, force est de reconnaître qu’il y a chez Marx bien davantage que les « intuitions écologiques » concédées par Daniel Bensaïd. Mais quoi ? John Bellamy Foster et Paul Burkett vont jusqu’à dire qu’il y a une « écologie de Marx », et même que « l’écologie est au cœur du marxisme » . En dépit de ce qui précède, cette affirmation nous semble excessive. Il est vrai que, inspiré par Liebig, l’auteur du Capital déplie une série de conclusions qui confèrent à son œuvre une profondeur écologique aussi étonnante que méconnue. Il est vrai aussi que la critique radicale de la production marchande est indispensable pour appréhender la crise environnementale en tant que crise du lien humanité/nature, donc en tant que crise sociale. Enfin, on sera d’accord pour dire que l’alternative qui découle de cette critique - la production démocratiquement organisée de valeurs d'usage et la reconquête du temps libre - est fondamentalement aux antipodes du productivisme, du gigantisme industriel et d’une conception linéaire du progrès. Mais Foster et Burkett forcent le trait : une vision globale sur la dimension écologique de la transformation socialiste n’apparaît chez Marx que de façon fugitive et excentrée. De plus, cette vision est rendue largement inopérante par une erreur sérieuse dans le domaine énergétique. Ce point nous semble décisif.
Une erreur aux implications majeures
Il est frappant que, dans l’analyse de la Révolution industrielle, Marx et Engels n'aient tout simplement pas saisi l'énorme portée écologique et économique du passage d’un combustible renouvelable, produit de la conversion photosynthétique du flux solaire – le bois, à un combustible de stock, produit de la fossilisation du flux solaire et par conséquent épuisable à l’échelle historique des temps – le charbon. Nous reviendrons dans un instant sur les conséquences environnementales de cette erreur. Auparavant, nous voulons attirer l’attention sur le fait qu’elle déforce l’analyse du capitalisme en général, en y introduisant quatre facteurs d’incohérence :
1°) Un défaut dans le bouclage de l'analyse du système. Marx est, par excellence, un penseur de la globalité. Or, dans ce cas précis, un aspect déterminant lui échappe: il distingue dans la Révolution industrielle la continuité du processus social d’appropriation des ressources (entamé quelques siècles plus tôt avec le bois) mais passe à côté d'un facteur de discontinuité majeur: la transition du bois à la houille comme ressource énergétique. Du coup, alors qu'il a parfaitement saisi que la tendance du capital à croître sans limite épuise en général 'les deux seules sources de toute richesse -la terre et le travailleur' il n'aperçoit pas l'incompatibilité entre cette dynamique d’accumulation et la base énergétique sur laquelle elle se développe - le stock limité de combustibles fossiles. Il y a ici un véritable 'défaut de globalité'.
2°) Une incohérence par rapport à l'outil conceptuel du 'métabolisme social'. Du point de vue de l'échange de matières, les deux questions des sols et des ressources énergétiques sont analogues. Dans les deux cas le problème relève de la différence entre le rythme d’exploitation de la ressource et sa vitesse de reconstitution naturelle, donc de la gestion rationnelle des cycles, donc de l’intervention humaine dans ceux-ci. On est donc tenté de dire que Marx, ici, est passé à côté de la montre en or écologique: s'il avait eu conscience de la différence qualitative entre énergie de flux et de stock, son propre concept l’aurait amené à entrevoir l'impasse énergétique dans laquelle le capitalisme allait entraîner l'humanité… et à en déduire la nécessité, à terme, d’un arrêt quasi-complet de l’exploitation des énergies fossiles. Mais il ne l'a pas fait et, sur ce point clé, son système est en défaut.
3°) Une incompréhension des conditions nécessaires à la régulation des échanges de matières. Reprocher à Marx et Engels de n'avoir pas prévu le changement climatique serait pousser le bouchon trop loin . Par contre, on peut déplorer qu'ils n'aient pas transféré leur réflexion relative aux limites du stock de sol en une réflexion aussi systématique sur les limites du stock de houille. Car cette incohérence affecte leur « écologie » : le fait de ne pas avoir saisi le saut qualitatif du bois au charbon les a empêchés de voir que la nécessaire « gestion rationnelle des échanges de matières » ne trace une perspective de gestion soutenable que si, et seulement si, on recourt à une source énergétique renouvelable . En effet, il n’y a pas de « régulation rationnelle » possible à long terme en utilisant des ressources de stock, non seulement limitées mais épuisables, non recyclables et irremplaçables à l’échelle du temps historique, voire géologique.
4°) Une faille dans la critique de la technologie capitaliste. Dans L’Idéologie Allemande, Marx et Engels citent le machinisme comme exemple du fait que le capitalisme transforme les forces productives en « forces destructives » . Dans Le Capital, parlant du sort de la classe salariée embryonnaire avant la Révolution industrielle, Marx note que « le mode de production technique ne possédant encore aucun caractère spécifiquement capitaliste, la subordination du travail au capital n'était que dans la forme » . Il est donc manifeste qu’Hans Jonas a tort d'imputer à Marx l'idée d’une neutralité des technologies . Et pourtant, notre analyse suggère qu'il pourrait y avoir malgré tout, indirectement, une part de vérité dans cette critique. En effet, la non prise en compte de la différence entre énergies de flux et de stock débouche assez spontanément sur la conclusion implicite que les sources énergétiques sont neutres. Or, si les sources sont neutres, pourquoi les technologies ne le seraient-elles pas ? Ce point nous amène à passer des implications globales de l’erreur de Marx aux implications du point de vue de l’écologie.
Sur le plan technique, une chaudière à bois ne diffère pas qualitativement d'une chaudière à charbon et la machine à vapeur mise en mouvement est la même dans les deux cas. Sur le plan de l'organisation socio-économique, une filière biomasse implique des convertisseurs plus petits et dispersés – ce qui, vu avec nos lunettes écologiques actuelles, peut sembler plus propice à une gestion démocratique. Mais la biomasse aurait été incapable de fournir la vapeur nécessaire à la Révolution industrielle. Par ailleurs, il faut se garder des visions romantiques : bien loin de favoriser une quelconque démocratie locale, ou une « harmonie avec la nature », la filière bois capitaliste impliquait la surexploitation de travailleurs dispersés, alors que la concentration de l’industrie charbonnière facilitait la lutte du prolétariat . Il convient de garder ces éléments à l’esprit quand on se demande aujourd’hui comment les fondateurs du marxisme ont pu croire à la neutralité des sources énergétiques... Mais le plus probable, en fait, est qu’ils ne se sont même pas posés de questions à ce sujet.
Ce qui est certain, c’est que la problématique de la (non) neutralité des sources restait indiscernable en pratique à l’époque de Marx. Elle est s'est révélée au fil du développement technologique capitaliste. Aujourd’hui, elle est incontournable : si on compare les filières thermiques classiques à la filière nucléaire, on constate immédiatement que les sources différentes impliquent des technologies différentes et que celles-ci ne sont pas neutres. Autrement dit, les marxistes qui ont accepté l’hypothèse de la neutralité des sources énergétiques et qui persistent dans cette voie se retrouvent piégés, parce qu’en contradiction avec une prémisse fondamentale du matérialisme historique – le caractère historiquement et socialement déterminé de la technologie. C’est le cas en France avec le PCF, mais aussi avec à une organisation antistalinienne comme Lutte Ouvrière, qui se réclame d’un anticapitalisme fondé sur une connaissance rigoureuse de l’évolution des sciences.
C’est pourquoi on peut dire de la question énergétique qu’elle représente un véritable cheval de Troie dans « l’écologie de Marx » et dans le marxisme en général, toutes tendances confondues. Synthétisons les étapes du dérapage possible :
a) la non prise en compte de la différence qualitative entre énergie de flux et énergie de stock peut induire l'idée d’une neutralité des sources énergétiques; b) la neutralité des sources énergétiques peut suggérer que le choix entre technologies serait tranché une fois pour toutes – y compris dans la société post-capitaliste – en faveur des grosses installations et des systèmes centralisés, parce que la concentration de la production crée les conditions les plus favorables à la lutte des travailleurs; c) dans la mesure où des systèmes énergétiques différents impliquent des technologies différentes, l’idée de neutralité des sources et des filières peut conduire à faire rentrer par la fenêtre l'idée de neutralité technologique que Marx a fait sortir par la porte.
« D’une égratignure au danger de gangrène »: utilisée dans un tout autre contexte, cette formule de Trotsky s'applique bien ici. Vue dans le contexte de l’époque, l'erreur initiale paraît en effet peu importante, presque un détail. Mais ce détail n’en est pas un parce qu’il porte sur une question absolument centrale : l’énergie. Par définition, l’énergie est la condition sine qua non de tout travail, de toute activité humaine. Si minime soit-elle, une faute à ce niveau ne peut qu’acquérir un caractère systémique.
Deux schémas de développement antagoniques
Chez Marx lui-même, l’amalgame entre énergie de flux et de stock ne porte pas à conséquences directes: il constitue plutôt une sorte d’angle mort, une zone d'ombre. Mais cette zone d’ombre est potentiellement dangereuse parce qu’elle dissimule la coexistence de fait de deux schémas:
- un schéma cyclique évolutif : à partir de la problématique des sols, on l’a vu, sont posés les fondements d’une authentique pensée socio-écologique, bâtie autour de la notion de régulation des échanges de matières, donc de la gestion rationnelle des cycles naturels modifiés par l’impact humain. La vision est cyclique, mais pas fixiste : l'humanité transforme la nature en assumant dans la mesure du possible le bouclage des échanges avec l’environnement; - un schéma linéaire : l’approche cyclique appliquée à la question des sols n'est pas transposée sur le terrain de l’énergie. Ici, du fait qu’il ne saisit pas la différence entre énergie de flux et énergie de stock, Marx reprend de facto le schéma utilitariste –ressource > utilisation > déchet’ (CO2) – qui est celui de l’économie classique. Il n'y a pas de maîtrise de l'impact parce que les conditions de bouclage du cycle du carbone ne sont pas prises en compte.
Ces deux schémas obéissent de toute évidence à deux logiques différentes : le premier penche en faveur d’une intervention prudente dans les mécanismes naturels (« la gestion de la terre en bon père de famille », comme écrit Marx dans Le Capital), le second porte en lui le péril productiviste (« la croissance illimitée des forces productives » grâce à la « suppression des entraves capitalistes au développement »). Entre les deux, il y a plus qu'une contradiction : un antagonisme. Pour que le système soit cohérent, une des deux logiques doit impérativement céder la place à l’autre.
On objectera que cet antagonisme est loin d'expliquer toutes les difficultés du marxisme ou de ceux qui s’en réclament avec la question écologique. C'est évident. Il serait absurde, par exemple, d’imputer à Marx la politique énergétique des régimes staliniens. L'objectif de « rattraper et dépasser le capitalisme » (Kroutchev) par tous les moyens, y compris les technologies les plus sales et les plus dangereuses, ne découle pas de l’erreur de Marx mais de l’existence d’une bureaucratie de privilégiés qui ont trahi la pensée de Marx en coexistant avec le capitalisme et qui, à force de singer le productivisme, ont fini par s’y dissoudre. La gestion rationnelle des échanges de matière est incompatible avec le « socialisme dans un seul pays ».
Ceci dit, il serait encore plus erroné de soutenir que l'erreur de Marx n'est pour rien dans le « rendez-vous raté » entre marxismes et écologie. Nous pensons au contraire qu’elle a joué un rôle extrêmement important. En effet, en parcourant la production intellectuelle des marxistes au 20e siècle, force est de constater que l’antagonisme entre les deux logiques a été résolu en pratique par la disparition pure et simple de la première. Très vite, sans bruit et sans débat, le schéma linéaire s’est installé comme le modèle exclusif. L’audacieuse anticipation sur le « métabolisme social » a sombré dans l’oubli le plus complet. Selon nous, il est indiscutable que cette disparition contribue à expliquer que les marxistes aient été pris à contre-pied lorsque la question écologique a surgi et s’est imposée, dans les années 60 du siècle passé.
A cet égard, un exemple typique nous semble pouvoir être trouvé dans la critique par Ernest Mandel du rapport Mansholt (1972) sur la « croissance zéro ». Parmi les marxistes de sa génération, Mandel se distinguait par sa grande sensibilité aux problèmes sociaux, et c’était sans aucun doute le contraire d’un productiviste. Face à Mansholt, cependant, son embarras est manifeste: il dénonce - à juste titre - l’apologie de l’austérité qui, sous couvert d’écologie, vise surtout à sauver les profits, mais semble incapable d’admettre que la finitude des ressources pose des limites au développement humain. Un fait très significatif est que Mandel ne fait qu’évoquer vaguement la rupture capitaliste du « métabolisme social »: en spécialiste de Marx, il connaît la notion mais ne sait apparemment pas qu’en faire. Le comble est qu’il cite le livre « The Closing Circle » du grand écologiste Barry Commoner, sans même remarquer l’hommage qui y est rendu au schéma cyclique de Marx.
Comment expliquer cette amnésie sélective des marxistes? La réponse dépasse le cadre de cette contribution. On avancera toutefois quatre éléments: la centralité objective de la question énergétique. Il semble évident que ce fait a dû favoriser le schéma linéaire, qui était de facto celui de Marx en cette matière; le contexte historique: la révolution a triomphé en Russie, pays arriéré dont la reconstruction après la guerre et la guerre civile ne pouvait raisonnablement se faire qu'en recourant à des combustibles fossiles. Ce contexte a imprégné tous les courants, y compris l'opposition antistalinienne; la situation contradictoire du mouvement ouvrier, en particulier du mouvement syndical: en tant que classe, les travailleurs ont intérêt à abattre le capitalisme… mais isolément, ou entreprise par entreprise, leurs emplois et leurs salaires au quotidien dépendent de la bonne marche des affaires ; l'effacement de la question des sols: dès la fin du 19e siècle, en inventant les engrais de synthèse, le capitalisme avait apporté une solution de son cru à la rupture du cycle des nutriments, fondement de la réflexion de Marx sur la gestion des cycles. Le concept de métabolisme social aurait pu servir à questionner cette solution et à aborder d’autres problèmes de gestion des ressources (notamment énergétiques), mais aucun successeur de Marx ne l'a fait .
Une mise à plat indispensable et urgente
Au vu de ce qui précède, on comprendra que l'écologisation du marxisme ne passe pas par la simple redécouverte émerveillée de « l'écologie de Marx », à laquelle Foster et Burkett nous invitent. Elle ne passe pas non plus par la prise en compte de la « deuxième contradiction » capital-nature (il serait plus juste de dire : de l’antagonisme) qui s'ajouterait, selon James O'Connor, à la contradiction capital-travail . En fait, ces deux démarches ont en commun d’ignorer qu’une clarification est nécessaire au coeur même du marxisme: il faut sortir au grand jour le cheval de Troie – l'amalgame entre énergie de flux et énergie de stock - et son avatar – le schéma linéaire ressource > produit > déchet. C’est indispensable pour que les marxistes puissent se mettre au travail à partir de ce que Marx a produit de meilleur en termes d'écologie: le schéma de la gestion rationnelle des cycles naturels évoluant sous l'impact de l'activité humaine.
La situation objective confère à cette mise à plat une grande actualité, et même une grande urgence. Selon le GIEC, en effet, sauver le climat requiert de commencer à réduire les émissions globales de gaz à effet de serre au plus tard en 2015 pour atteindre 50 à 85% de diminution d’ici 2050 . Tenant compte du fait que les pays développés sont responsables du changement climatique à plus de 70%, il convient que cet effort soit modulé de la façon suivante: (i) les pays industrialisés devraient réduire leurs émissions de 80 à 95% d’ici 2050, en passant par une réduction intermédiaire de 25 à 40% en 2020 (par rapport à 1990) ; (ii) les pays en développement devraient « dévier substantiellement » (de 15 à 30%) du scénario de référence « business as usual » dès 2020 (2050 pour l'Afrique) .
Dans l’état actuel des connaissances scientifiques et techniques, et si l’on exclut comme il se doit l’énergie nucléaire, la production massive d’agrocarburants pour le marché mondial et le stockage géologique à grande échelle du CO2, ces objectifs ne peuvent être atteints qu’en réduisant substantiellement la consommation d’énergie dans les pays développés. En Europe, par exemple, une réduction de près de 50% est la condition nécessaire à la réussite de la transition des sources fossiles vers les sources renouvelables.
Quoique la relation ne soit pas linéaire, cette réduction de la consommation énergétique implique forcément une certaine décroissance de la production matérielle. Ici, les crises écologique et sociale se mêlent inextricablement, au point d’imposer la recherche d’une issue commune. La situation, en effet, se résume très simplement : d’une part, il faut réduire les prélèvements de matières pour éviter une catastrophe climatique ; d’autre part, la satisfaction des besoins humains fondamentaux de milliards de gens nécessite de produire plus de logements, plus d’aliments, de vêtements, de centres de santé, d’écoles, de moyens de transport en commun, de livres, d’installations de chauffage, de systèmes d’égoutage et d’épuration des eaux, etc.
Il est évident que ces deux exigences ne peuvent être satisfaites en même temps que si les richesses sont redistribuées, si l’on cesse de fabriquer des choses inutiles (dépenses de publicité, gadgets de toutes sortes), nuisibles (armes !) et à obsolescence accélérée, et si l’on substitue à la production de marchandises pour le profit d’une minorité la production d’utilités pour la satisfaction des besoins réels, démocratiquement déterminés de la majorité (par exemple par l’extension radicale du secteur public, la nationalisation de l’énergie et des banques sous contrôle démocratique, etc.). Ici, les militants retrouvent leurs repères : l’issue ne peut être qu’anticapitaliste, Marx est plus actuel que jamais.
En effet, Marx est plus actuel que jamais… Mais les deux exigences, sociale et environnementale, doivent être satisfaites en même temps. Toute la difficulté et la nouveauté de la situation sont condensées dans ces trois petits mots : en même temps. La production généralisée de marchandises a entraîné l’humanité si près du gouffre qu’une nouvelle onde longue de croissance – fût-elle « verte », « sélective », ou « de gauche » – entraînerait un basculement climatique aux conséquences redoutables . Remettre la question écologique à plus tard, au nom de l’urgence sociale, reviendrait à condamner des centaines de millions de pauvres à une brutale dégradation de leurs conditions d’existence.
Pour les marxistes, l’heure de vérité a donc sonné : il s’agit d’extirper le productivisme jusqu’à la racine et, pour cela, de choisir en toute clarté entre les deux schémas de Marx. La « gestion rationnelle – et nous ajoutons : prudente - des échanges de matières entre l’humanité et la nature » est plus que jamais et littéralement « la seule liberté possible ». Escamoté au 20e siècle, le schéma écosocialiste brossé à grands traits dans Le Capital s’impose désormais comme le cadre immédiatement nécessaire du développement humain à l’échelle mondiale. Il s’agit de l’approfondir, de l’élargir et d’en déduire revendications, formes de lutte, stratégies de construction de partis.
Qui portera ces revendications, ces luttes ? Où est le sujet historique de cette révolution rouge-verte? En fin de compte, la question est là. La difficulté ne peut pas être escamotée : le lien avec la lutte de classe quotidienne est loin d’être évident, surtout dans la conjoncture ultra-défensive que nous connaissons et dans le contexte de la récession qui envoie des millions de travailleurs grossir les files de chômeurs. Du fait de leur position subordonnée, les salariés, entreprise par entreprise, secteur par secteur, sont amenés spontanément à vouloir que leur patron leur donne un job et augmente leur pouvoir d’achat. Donc développe de nouvelles productions, de nouveaux marchés, de nouvelles marchandises. De nouveaux fétiches à acquérir pour compenser le mal-être social. Il y a là un obstacle majeur, dû à l’aliénation économique, à l’enchaînement des salariés au mode de production capitaliste dont ils dépendent pour leur existence au jour le jour.
Certes, pour peu qu’elle soit sélective, pilotée en fonction des besoins sociaux réels et couplée à la redistribution des richesses, la décroissance de la production matérielle est compatible avec l’amélioration du bien-être, de la richesse et de la qualité de vie de l’immense majorité de l’humanité. Il faut même inverser la logique : elle devient de plus en plus une condition de cette amélioration, car elle est synonyme d’allègement radical de la charge de travail, de diminution des pollutions, d’amélioration de la santé, d’extension de la gratuité, de préservation de la beauté et de la diversité des écosystèmes… Seulement, cette condition ne peut être appréhendée et réalisée qu’au niveau de la classe exploitée dans son ensemble, et elle postule une orientation anticapitaliste radicale, à la fois sociale et écologiste : écosocialiste.
La tâche est énorme, d’une complexité sans précédent. C’est une illusion totale de croire qu’elle pourrait s’accomplir spontanément, dans le feu de l’action de masse. Pour se hisser au niveau du défi historique, un instrument politique est indispensable. Un nouveau parti des exploité(e)s et des opprimé(e)s, non seulement anticapitaliste mais écologique. A un siècle de distance, face à une autre « catastrophe imminente », on retrouve en quelque sorte la problématique tant décriée du « Que faire ? » de Lénine : la conscience écosocialiste doit être introduite dans la classe ouvrière de l’extérieur.
30/3/2009
Paru dans Contretemps
Daniel Tanuro, Marx, Mandel et les limites naturelles
(contribution au colloque Mandel, Bruxelles, nov. 2005)
Contrairement à une opinion fort répandue parmi les écologistes, le rendez-vous raté des marxistes avec la question environnementale constitue davantage une énigme qu’une évidence. En effet, comme l’écrivait Ted BENTON il y a quelques années :
« L’écologie, considérée strictement comme science, est l’étude systématique des interrelations entre les populations animales ou végétales et leur environnement (...). Le matérialisme historique se présentant précisément comme une approche de l’étude des sociétés humaines dans cette perspective (...) il peut, sans subir de distorsion, être perçu comme l’un des domaines spécifiques de l’écologie (...). (Dès lors) pourquoi les marxistes n’ont-ils pas été les premiers à proposer des analyses stratégiquement appropriées des relations entre crise écologique et impératifs du ‘développement’ capitaliste ? » [1]
Nous allons tenter de répondre à cette question dans le cas d’Ernest MANDEL, marxiste érudit et cultivé que son humanisme et sa pensée non dogmatique rendaient extrêmement attentif aux phénomènes de société. Dès la première moitié des années 70, bien avant d’autres marxistes, MANDEL commença à exprimer une inquiétude croissante face aux dégradations environnementales, et cette inquiétude l’accompagna jusqu’à son dernier souffle. Dès lors, l’interrogation de BENTON prend ici un relief particulier : pourquoi un penseur d’une telle envergure manqua-t-il lui aussi le rendez-vous avec la question environnementale ?
Car MANDEL manqua le rendez-vous, en ce sens qu’il ne contribua pas à « écologiser » le marxisme [2]. L’article qu’il écrivit en 1972, en réponse au rapport MANSHOLT sur les limites à la croissance, en témoigne, même s’il atteste la largeur de vue de l’auteur [3]. Du point de vue de l’écologie en tant que science, cet article frappe notamment par le fait que MANDEL semble ignorer certaines objections fondamentales à l’intensification de l’agriculture, allant jusqu’à endosser « les possibilités de l’agriculture hors-sol », ou à plaider en faveur du « défrichement des forêts », voire de la mise en culture par irrigation de « deux milliards d’hectares de terres désertiques ». Sans entrer dans des détails techniques fastidieux, on se contentera de donner quelques indications donnant la mesure du caractère très problématique et simplificateur de ces affirmations :l’agriculture hors-sol ne permet pas d’échapper aux contraintes du cycle des nutriments, dont l’analyse par LIEBIG avait conduit MARX à proposer le concept pertinent de « métabolisme social » entre l’humanité et la nature ;la déforestation perturbe le cycle de l’eau et peut déboucher sur une dégradation des sols irréversible à l’échelle humaine (que MANDEL mentionne par ailleurs). De plus, on sait aujourd’hui qu’elle contribue à l’émission de gaz carbonique - donc à la hausse de l’effet de serre d’origine anthropique ;la désertification se définit avant tout comme une perte de la quantité de matière organique contenue dans les sols. La diminution de la capacité de rétention de l’eau est une conséquence de cette dégradation, de sorte que l’irrigation n’est une réponse que quand elle accompagne la restauration d’un couvert végétal générateur d’humus. Il ne suffit donc pas d’irriguer les déserts pour engranger des récoltes abondantes. En outre, l’irrigation entraîne des risques de pollution des nappes, de salinisation des sols et soulève de grands problèmes de gestion et de répartition des réserves en eau.
Ces mises au point schématiques n’impliquent nullement que la Terre serait incapable de nourrir plus de quatre à cinq milliards d’êtres humains, comme l’affirmaient les MEADOWS [4], dont les travaux avaient inspiré le rapport MANSHOLT. Le problème est plutôt que certains arguments de MANDEL, parce qu’ils ne prenaient pas en compte les critiques écologiques, ont probablement contribué à détourner un public sensible aux défis environnementaux. S’agissant de MANDEL, cette conséquence est d’autant plus regrettable que son analyse du rapport MANSHOLT était - et reste - très éclairante par d’autres aspects. A propos de la lutte contre la pollution, par exemple, on ne peut que saluer la prescience avec laquelle MANDEL - qui est ici dans son élément, l’économie - dénonce l’absurdité des propositions visant à « rétablir la rationalité économique globale en modifiant simplement les données de la rationalité partielle », notamment en attribuant un prix aux ressources naturelles. Le fait que la biosphère se détériore globalement depuis trente ans - malgré les taxes, amendes, achats de « droits de polluer » et autres mécanismes de marché visant à « internaliser » le coût des pollutions - suffit à montrer la pertinence de cette critique. [5]
Certains en déduiront qu’il suffirait aux marxistes de développer leur connaissance des sciences naturelles pour entrer en résonance avec la conscience environnementale. Si la solution était si simple, il y a longtemps qu’elle aurait été mise en œuvre. Mais plusieurs problèmes de fond sont soulevés qui nécessitent un examen minutieux et une autocritique détaillée. Dans le cadre de cette contribution, on se concentrera sur la question des ressources et de leurs limites : limites absolues et limites relatives ; limites naturelles et limites sociales.
La réticence à admettre le caractère fini des ressources et donc de la croissance des forces productives matérielles est assez clairement perceptible chez MANDEL quand il écrit que c’est « l’anarchie » de la croissance plutôt que son caractère « illimité » qui est à dénoncer. [6] L’origine de cette réticence est souvent imputée à MARX lui-même. Tout en saluant l’apport du concept marxien de « métabolisme social avec la nature », Jean-Paul DELEAGE, par exemple, reproche à l’auteur du Capital d’avoir « abandonné très vite cette approche pour privilégier l’analyse des deux autres éléments du processus, le capital et le travail » [7]. Dans son importante Histoire de l’énergie - écrite avec deux autres auteurs, DELEAGE reproche aux « continuateurs » de MARX d’avoir « poursuivi cette dérive » conduisant à « la conviction irraisonnée de l’abolition prochaine des contraintes naturelles » [8]. Parmi les marxistes critiques, Michaël LOWY, dont la contribution à l’ « écologisation » du marxisme n’est plus à souligner, considère de même qu’« il semble manquer à MARX et ENGELS une notion générale des limites naturelles au développement des forces productives » [9].
La notion de limite chez Karl MARX
Commençons par une mise au point élémentaire : croire MARX et ENGELS inconscients de toute limite naturelle serait faire une insulte grossière à leur matérialisme. ENGELS, dans sa Dialectique de la nature, brosse d’ailleurs un tableau saisissant des affres de l’humanité lorsqu’elle aura atteint la plus absolue des limites :
« (...) inexorablement l’heure viendra où la chaleur déclinante du soleil ne suffira plus à fondre la glace descendant des pôles ; où les hommes, de plus en plus entassés autour de l’équateur, finiront par n’y plus trouver suffisamment de chaleur pour vivre ; où peu à peu la dernière trace de vie organique disparaîtra et où la terre, globe mort et refroidi comme la lune, tournera dans de profondes ténèbres, en décrivant des orbites de plus en plus étroites autour d‘un soleil également mort, jusqu’à ce qu’enfin elle y tombe ». [10]
Le débat ne porte évidemment pas sur la finitude de la vie et des ressources mais sur les contraintes que celle-ci impose au développement humain. A cet égard, les auteurs du Manifeste Communiste ont eu effectivement quelques formules imprudentes. Pourtant, l’idée que le ver de la croissance illimitée rongeait déjà le fruit de leur théorie semble pour le moins abusive. On pourrait aligner de nombreux faits et citations pour le démontrer : MARX dénonce sans ambiguïté la « surconsommation », résultat de la « production pour la production » [11], critique RICARDO pour avoir écrit que « les forces des sols sont indestructibles » [12], s’inquiète de l’épuisement des mines, etc., etc.
Au-delà de ces indications ponctuelles, le point crucial à saisir est que, en dépit de certaines formulations problématiques, la notion de limite absolue des ressources et du développement, loin d’être absente chez MARX, joue au contraire un rôle fondamental à trois niveaux : l’apparition du capitalisme, son fonctionnement et les lignes de force d’une alternative socialiste. On fera à ce sujet cinq remarques :
1°) L’explication marxiste de la formation du capitalisme repose notamment sur le caractère absolument limité du sol, condition de son appropriation par la classe des propriétaires fonciers. Le texte suivant est limpide à ce propos :
«Si la terre (...) était à la libre disposition de chacun, il manquerait un facteur essentiel pour la formation du capital. Une condition de production tout à fait essentielle, et, - à part l’homme et son travail - la seule condition de production originelle, ne pourrait pas être cédée, ne pourrait pas être appropriée et, partant, elle ne pourrait pas faire face à l’ouvrier comme propriété d’autrui ni faire de lui un salarié. (...) De ce fait, la production capitaliste en général aurait cessé d’exister. » [13]
MARX désignant fréquemment par « terre » ce que nous appelons « nature », il est clair que cette analyse déborde les cas particuliers de ressources spécifiques (sols, forêts, etc) : pas de capitalisme sans appropriation des ressources, pas d’appropriation des ressources sans limite absolue des ressources. La généralisation n’est pas explicitée par MARX mais il l’aurait sans aucun doute considérée comme une évidence.
2°) Les concepts de limite absolue et d’appropriation fondent l’analyse de la rente foncière capitaliste (« sans laquelle l’analyse du capital ne serait pas complète », précise MARX). C’est parce qu’ils ont le monopole de superficies cultivables existant seulement en quantités limitées que les propriétaires fonciers peuvent soustraire leurs produits à la péréquation du taux de profit, les vendre à leur valeur (supérieure à leur prix de production), et transformer le surprofit en rente absolue. Et c’est parce que la productivité des plus mauvaises terres détermine la valeur (et, dans ce cas, le prix) que tout investissement en capital (engrais, machines, etc.) sur les autres terres augmente le montant de la rente relative, poussant ainsi le capitalisme vers une agriculture toujours plus intensive. Loin d’être « purement économique », comme l’écrit DELEAGE [14], cette analyse est fondamentale pour comprendre la spécificité écodestructrice de l’agriculture capitaliste par rapport à d’autres modes de production. [15]
3°) Non seulement MARX est conscient des limites, mais en plus il anticipe le débat à propos de ce qu’on appelle aujourd’hui la « substituabilité » du capital aux ressources [16]. Voici en effet ce qu’il écrit à propos de l’utilisation d’engrais et de machines en agriculture :
«Supposons que des machines, des produits chimiques, etc. occupent une place de plus en plus grande(...). Il faut tenir compte du fait que, dans l’agriculture (comme dans l’industrie extractive) n’intervient pas uniquement la productivité sociale ; la productivité naturelle intervient aussi(...). Il est possible que l’accroissement de la productivité sociale compense à peine ou ne compense même pas la diminution de la force naturelle (mais) de toute façon cette compensation n’aura qu’un effet temporaire » [17].
Pourquoi l’usage de machines, d’engrais, etc. ne pourrait-il compenser (« à peine ou même pas ») la diminution de la productivité naturelle ? Parce que MARX est informé du caractère décroissant de la hausse de la production agricole en fonction de l’apport en engrais [18]. Et pourquoi cette compensation insuffisante de la perte de fertilité naturelle serait-elle « de toute façon temporaire » ? Parce que les apports en capital ne peuvent que différer les conséquences de la rupture du cycle des nutriments due à l’urbanisation capitaliste. Tôt ou tard le capital bute sur la fertilité naturelle, qui constitue à la fois « une limite, un point de départ et une base » [19]. C’est d’ailleurs une des raisons pour lesquelles MARX et ENGELS considèrent que le communisme devra abolir la séparation entre villes et campagnes, manifestation de « la forme extrême du déchirement » entre producteurs et moyens de production sous le capitalisme. Cette analyse peut sembler invalidée par la vertigineuse augmentation de la production agricole par travailleur et par hectare depuis un siècle. En réalité, le problème a été déplacé, pas résolu : la quantité d’énergie nécessaire à cette production est de plus en plus grande et les conséquences écologiques de l’agriculture capitaliste sont de plus en plus lourdes (eutrophisation des eaux, déclin de la biodiversité, dégradation et érosion des sols...).
4°)Souvent, l’adjectif « illimité » est utilisé pour décrire des possibilités illimitées en pratique, relativement, dans un contexte précis, et pas en tant que possibilités absolument sans limites. MARX fait lui-même la distinction explicite dans le passage ci-dessous (qui confirme d’ailleurs que, sans ‘stock’ limité de terre, aucune appropriation n’est possible) :
« Si la terre existe de façon pratiquement illimitée face à la population actuellement existante et au capital, si en plus cette terre n’était pas encore appropriée et si par conséquent elle était à la disposition de quiconque veut la cultiver, on ne paierait naturellement rien pour l’utilisation du sol. (Par contre) si la terre était un élément illimité non seulement relativement (au capital et à la population, DT) mais en fait, son appropriation par les uns ne pourrait exclure son appropriation par les autres. Il ne pourrait exister de propriété privée du sol (et) on ne pourrait pas payer de rente pour la terre » [20].
D’un côté MARX écrit « si la terre existe de façon pratiquement illimitée » ; il parle donc d’une possibilité réelle - quoique temporaire (allusion aux vastes espaces du Nouveau Monde). De l’autre il dit : « Si la terre était un élément illimité non seulement relativement mais en fait » ; ici (pour peu que la traduction française soit correcte) la grammaire indique une supposition purement rhétorique : la terre n’est évidemment pas illimitée, le mode de production capitaliste n’aurait pas pu naître sans appropriation du sol et il ne pourrait pas subsister sans s’approprier les ressources. Au contraire, cette possession est « un facteur essentiel pour la formation du capital ».
5°)Le concept de « métabolisme social », ou « d’échange de matière » (Stoffwechsel) entre l’humanité et la nature, constitue l’expression la plus concrète de l’intégration de la notion de limite absolue chez MARX. Comme on le sait, ce sont les travaux de LIEBIG sur la rupture du cycle des nutriments qui ont inspiré les développements du Capital à ce sujet. L’affaire est souvent sous-estimée ou, à l’inverse, sublimée en métaphore philosophique. Peut-être certains marxistes ont-ils peine à concevoir qu’une simple question de fumier ait pris une telle ampleur dans la pensée de leur maître éponyme ?
Toujours est-il que, fidèle à sa méthode, MARX est ici à la fois extrêmement concret (le fumier doit retourner à la terre) et très général (le métabolisme avec la nature doit être le régulateur du développement humain) : « La seule liberté possible, écrit-il, est que l’homme social, les producteurs associés, règlent rationnellement leur échange de matière avec la nature, qu’ils la contrôlent ensemble au lieu d’être dominés par sa puissance aveugle et qu’ils accomplissent ces échanges en dépensant le minimum de force et dans les conditions les plus conformes à la nature humaine. » [21] Il est évident que cette phrase - qui anticipe sur l’élaboration du concept de développement durable - n’aurait strictement aucun sens si les ‘matières à échanger’ existaient en quantités illimitées. La suite immédiate de la citation prouve d’ailleurs de façon incontestable que MARX ne partageait pas « la conviction irraisonnée » d’une humanité complètement émancipée des limites naturelles : « Cette activité (la régulation rationnelle des échanges avec la nature, DT) constituera toujours le royaume de la nécessité. C’est au-delà que commence le développement des forces humaines comme une fin en soi, le véritable royaume de la liberté, qui ne peut s’épanouir qu’en se fondant sur l’autre royaume, celui de la nécessité. La condition essentielle de cet épanouissement est la réduction de la journée du travail. »
Que conclure de ce survol rapide ?
Il serait certes absurde de faire de MARX et d’ENGELS des écologistes avant la lettre :
1°)les préoccupations strictement écologiques n’occupent qu’une place assez restreinte dans leur œuvre [22] ;
2°)leur stratégie de transformation de la société est basée avant tout sur la formation de la conscience de classe à travers la mobilisation des travailleurs contre les patrons, pas sur la formation d’une conscience écologique ;
3°)on pourrait sélectionner quelques autres citations moins limpides que celles-ci - voire même contradictoires, parfois, sur certains points.
Néanmoins, on voit que certaines opinions catégoriques méritent d’être sérieusement nuancées. Il y a bien une « écologie de Marx », selon l’expression de John B. FOSTER, et elle n’évite pas la question des limites [23].
Ernest MANDEL et l’ange vert
Revenons à présent à MANDEL et aux difficultés des marxistes avec l’écologie. S’interrogeant à ce propos, Daniel BENSAID considère qu’il « serait vain d’opposer, à coup de citations choisies, un Marx ange vert à un Marx démon productiviste ». [24] Certes, mais est-ce la question ? En admettant la coexistence de l’ « ange vert » et du « démon productiviste », la question n’est-elle pas plutôt de savoir pourquoi les héritiers de MARX ne se sont pas davantage inspirés du premier que du second, en particulier au cours des cinquante dernières années ?
Le détour par MARX ne dilue donc pas le débat sur MANDEL. Au contraire, il nous ramène avec plus de force à notre question de départ :pourquoi MANDEL manqua-t-il lui aussi le rendez-vous avec l’écologie ? De plus, ce détour débouche sur une série de sous-questions :pourquoi la brillante et passionnante élaboration par MARX de sa théorie de la rente foncière capitaliste n’est-elle pas évoquée par MANDEL dans son important ouvrage sur la formation de la pensée économique de Karl MARX ? [25] Pourquoi le concept si fécond de « métabolisme social » occupe-t-il si peu de place dans son œuvre ? Pourquoi la rupture capitaliste de ce métabolisme est-elle à peine évoquée dans la polémique contre le rapport MANSHOLT [26] ? Comment expliquer que MANDEL et ses partisans semblent ne pas avoir vu l’intérêt de ce concept pour intervenir - par exemple - dans le débat sur ’l’hypothèse Gaïa’ de James LOVELOCK, et renouveler ainsi le crédit du marxisme parmi les scientifiques [27] ? Pourquoi la perspective profondément révolutionnaire d’abolir la séparation entre villes et campagnes a-t-elle si peu incité MANDEL et le courant politique qu’il dirigeait à s’immiscer dans les débats sur l’aménagement du territoire ? [28] On pourrait multiplier les questions de ce genre... [29]
Inutile de préciser que la connaissance de l’œuvre de MARX par MANDEL n’est pas en cause... Ecartons aussi l’idée que MANDEL aurait été dévoyé par le productivisme de la social-démocratie ou du stalinisme : l’auteur du « Troisième âge du capitalisme » puisait son inspiration directement chez MARX, pas chez les épigones.
Avant toute autre considération, il semble indispensable de prendre en compte la priorité militante de MANDEL, son activité inlassable, et la manière dont l’une et l’autre ont modelé son marxisme. Gagner l’avant-garde ouvrière et les intellectuels critiques à la Quatrième Internationale pour aider le prolétariat à se hisser au niveau de ses tâches révolutionnaires fut sans aucun doute le fil rouge de l’investissement personnel de MANDEL. De 1968 à 1990 (au moins) cet investissement a été placé sous le signe de l’urgence, de nombreux et grands combats de classe entretenant chez MANDEL sa conviction inébranlable de l’actualité immédiate de la révolution. A l’Est, à l’Ouest et au Sud. Ce fut un véritable tourbillon.
MANDEL, dont l’envergure était devenue internationale, courait de meeting en réunion, de manifestation en colloque, d’émission de télévision en interview, plaidant partout avec fougue en faveur de l’auto-organisation et de l’internationalisation des luttes, gages d’un socialisme démocratique et émancipateur. Il y a quelque injustice à dresser son bilan sur un autre terrain que celui de cette activité-là. Disons simplement que, tout en percevant lucidement une série d’implications de la question écologique, - notamment pour la structure de la consommation et donc de la production - MANDEL eut tendance à voir ces implications comme des confirmations d’un programme donné plutôt que comme des stimulants à une contextualisation écologique et, partant, à une réinvention de celui-ci. Là réside sans doute la clé du paradoxe suivant : alors qu’il aimait camper les révolutionnaires comme les partisans les plus conséquents des réformes, MANDEL ne s’est guère préoccupé de formuler des réformes sur le terrain environnemental. En cette matière, il semble s’être cantonné à une position essentiellement propagandiste, renvoyant à la nécessité du socialisme dont la victoire proche permettrait de poser la question écologique en termes de valeurs d’usages, et non de valeur.
En admettant que nous ayons ici une part très importante de la réponse à notre question de départ, il nous faudrait reconnaître que cette réponse est néanmoins insuffisante. En effet, MANDEL avait une compréhension aiguë de la crise globale des rapports sociaux bourgeois en tant que crise de civilisation. Cette conception aurait dû lui permettre d’intégrer la crise écologique beaucoup plus vite et beaucoup plus complètement qu’il ne l’a fait. [30] Il s’agit donc d’examiner d’autres hypothèses.
Puisque la question posée par Ted BENTON nous a servi de point de départ, commençons par examiner la réponse que cet auteur lui-même y apporte. Selon BENTON, le rendez-vous manqué découle de la définition marxiste du processus de travail. Telle qu’exposée dans Le Capital, cette définition n’engloberait que les travaux dont la « structure intentionnelle » est axée sur la transformation de la matière (c’est-à-dire le travail de l’ouvrier ou de l’artisan) laissant relativement hors champ les travaux agricoles ou forestiers, dont la « structure intentionnelle » consiste pour une part importante à accompagner, gérer, superviser l’action de la nature elle-même [31].
Quoiqu’elle débouche in fine sur des recommandations précieuses pour « écologiser » le marxisme [32], cette explication nous semble basée sur une double confusion : entre travail concret et travail abstrait, d’une part, entre processus de production et processus de travail, d’autre part. L’étude de MARX est centrée sur la formation de la valeur, donc sur le travail abstrait en tant que « dépense de force humaine » [33]. Les travaux d’accompagnement, de gestion, de supervision de l’action naturelle - dont l’agriculture n’a pas le monopole, soit dit en passant - entrent parfaitement dans cette définition générale du travail comme conversion d’énergie. [34] Par ailleurs, pour MARX, le processus de production est le creuset où se combinent « les deux seules sources de toute richesse : la terre et le travailleur ». Il englobe le processus de travail et l’action des éléments naturels (eau, air, ferments, éléments nutritifs du sol, soleil, etc.). Dans les phases où ceux-ci opèrent, MARX se contente de noter métaphoriquement que « la nature travaille ». Dans les secteurs comme la foresterie, où ce « travail » de la nature excède de loin celui de l’homme, il considère que l’exploitation capitaliste est particulièrement inappropriée. De toute façon, ce « travail » n’étant pas producteur de valeur, et Le Capital n’ayant pas pour objet d’étudier les mécanismes par lesquels la nature fournit des valeurs d’usage à l’homme, cette partie du processus de production n’intéresse MARX que dans la mesure où elle influe sur l’autre, et par conséquent sur le fonctionnement du capitalisme [35]. C’est ainsi qu’est soulignée l’importance de la différence entre les rythmes naturels et ceux du capital, question que MANDEL reprend d’ailleurs dans son analyse des ondes longues [36].
Le rendez-vous raté aurait-il une explication philosophique ? C’est la thèse de J.B. FOSTER [37]. Selon lui, le « marxisme occidental », dans sa réaction contre le positivisme, aurait rompu avec les sciences, avec l’acquis d’ENGELS et avec la vision de l’évolution combinée nature/humanité. FOSTER impute cette rupture en particulier à Georg LUKACS. LUKACS, en effet, sépare radicalement les sciences naturelles et les sciences humaines. La « dialectique révolutionnaire » de l’histoire humaine, chez lui, semble avoir pour revers une conception de l’histoire naturelle proche de celle de HEGEL, où « tout se répète à l’identique » et où « le changement est circulaire » [38]. Par ailleurs, il est clair que LUKACS ne saisit pas la portée de l’analyse marxienne sur la « rupture du métabolisme » entre homme et nature. Il y voit une métaphore davantage qu’un problème concret d’échange de matières. Pour lui, à la limite, « la dissolution (par le capitalisme) de toutes les relations purement naturelles » signifie que les échanges organiques avec l’environnement ne pouvaient que disparaître avec la fin de « la société primitive » [39].
Cette critique du « marxisme occidental » ouvre donc des pistes de travail stimulantes. Sous réserve d’un inventaire plus approfondi, il nous semble pourtant que FOSTER surestime à la fois l’impact de LUKACS et les préoccupations environnementales des grandes figures de la IIe Internationale, de Karl KAUTSKY à Rosa LUXEMBURG. En tout état de cause, notons que MANDEL n’avait pas une haute estime pour LUKACS, ni sur le plan de l’éthique révolutionnaire ni sur le plan théorique. Son « pont » vers le « marxisme orthodoxe » passait par ROSDOLSKY et TROTSKY, et nous l’avons entendu contester vigoureusement l’idée que l’être social aurait dissout la nature humaine [40].
Indépendamment de ce débat philosophique à approfondir, l’article de MANDEL sur le rapport MANSHOLT permet d’avancer deux autres explications, respectivement dans le champ politique/idéologique et dans le champ de la recherche scientifique à laquelle MANDEL se consacrait. Ces deux explications sont liées entre elles.
1°) L’article est dominé par la crainte que le discours sur les limites serve de couverture à l’offensive d’austérité contre les travailleurs et au néo-malthusianisme planétaire contre les pauvres. Cette crainte était - et reste - pleinement fondée, et la riposte de MANDEL à cet égard est fondamentale [41]. Mais, dans cette riposte, la distinction n’a pas été faite - ou a été faite insuffisamment - entre la question objective des limites, d’une part, et l’utilisation subjective et réactionnaire qui en était faite, d’autre part. Du coup, la distinction n’était pas suffisamment faite non plus entre les appels capitalistes à serrer la ceinture du monde du travail et l’indispensable diminution de la consommation sociale d’énergie, par exemple. Ceci apparaît notamment dans le fait que MANDEL choisit de répondre sur deux seulement des trois terrains soulevés dans le rapport - la pollution et la croissance démographique - tout en laissant dans l’ombre le troisième (qu’il mentionne pourtant) : l’épuisement des matières premières, notamment des énergies fossiles. Or, le fait que les délais d’épuisement possible du pétrole, du charbon et de divers métaux aient été exagérément raccourcis dans le rapport n’enlève rien au caractère non renouvelable, et donc épuisable à terme de ces ressources. [42] En esquivant le problème, MANDEL ratait l’occasion d’entrer en résonance avec des écologistes anti-malthusiens tels que COMMONER [43] et se privait de la possibilité de donner encore plus de force à sa dénonciation du gaspillage capitaliste. [44]
2°) On peut se demander dans quelle mesure l’analyse des ondes longues - le point fort par excellence d’Ernest MANDEL - n’explique pas en partie sa difficulté à séparer le bon grain anti-productiviste de l’ivraie néo-malthusienne. Certaines considérations sur « les ondes longues en tant que phases historiques spécifiques », dans l’ouvrage remarquable que MANDEL consacra à cette matière [45], fournissent des indices dans ce sens. Désireux d’accroître la cohérence de sa démonstration en montrant la confluence temporelle des tendances économiques et des tendances idéologiques, MANDEL néglige quelque peu le fait que la conscience environnementale est apparue avant le retournement conjoncturel [46] et tend à assimiler trop complètement la montée des préoccupations environnementales à la montée de l’irrationalisme, du mysticisme et du désespoir qui caractérisent les ondes longues dépressives : « Quand nous sommes passés de l’onde longue expansive à l’onde longue dépressive, écrit-il, n’est-ce pas une coïncidence frappante que soient apparus subitement tant de prophètes du malheur et de la ‘croissance zéro’. » [47] La coïncidence n’est sans doute pas fortuite, en effet ; mais, plus loin dans le même texte, MANDEL revient sur les « prophètes du malheur » dans des termes englobant non seulement les partisans du zero growth mais aussi tous ceux qui craignent des dégradations irréversibles à l’environnement : « Nous laissons de côté (sic) la question de savoir si l’environnement (...) peut ou non supporter encore, cinquante, pour ne pas dire cent années de croissance économique du type de celle que nous avons connue durant les années 1940(48)-68, avec son énorme gaspillage de ressources naturelles et la menace croissante sur l’équilibre écologique (...). Nous n’appartenons pas aux prophètes de malheur. Nous croyons que la science et le comportement humain rationnel peuvent résoudre tout problème que la science, subordonnée au motif du profit privé, a créé. » [48]
Libérer la croissance des forces productives vertes
Pour terminer cette analyse, je voudrais tordre quelque peu dans l’autre sens le bâton d’une critique que certains jugeront trop sévère... et montrer du même coup que le débat ‘limites sociales / limites absolues’ est loin d’être tranché définitivement par la perspective de déplétion des ressources pétrolières. L’énergie solaire qui atteint la surface de la terre équivaut 7000 fois la consommation mondiale d’énergie. Un millième de cette énergie - sept fois la consommation mondiale - est utilisable immédiatement à l’aide de technologies perfectibles mais parfaitement connues et déjà opérationnelles. Cette proportion augmentera à l’avenir avec les progrès de la science. Le potentiel technique des renouvelables est tellement gigantesque que des chercheurs de l’université de Stuttgart, auteurs d’une étude commanditée par Greenpeace, commencent leur rapport par ces trois petits mots : « Unilimited clean energy ». [49]
Energie propre illimitée : le mythe prométhéen gagnerait-il les écologistes ? En tout cas une chose est sûre : quoiqu’il ne résolve pas le problème général des ressources, le potentiel technique des renouvelables permet d’éviter une catastrophe climatique. Sans empêcher le Sud de se développer. Sans détruire les acquis sociaux péniblement gagnés par les salariés du Nord. En créant de nombreux emplois. Et sans recourir à l’énergie nucléaire. Mais à une condition : il faut réduire la demande primaire d’énergie de 50% dans les pays développés. Cette réduction, qui semble énorme, n’est possible qu’en luttant contre le gaspillage produit par l’irrationalité globale du capitalisme, les choix technologiques et certaines habitudes de consommation qui en découlent. [50]
Les obstacles à l’utilisation du potentiel technique des énergies renouvelables sont tous liés à la domination économique, sociale et politique du capital. Le plus important de ces obstacles (pas le seul) est le surcoût par rapport aux combustibles fossiles, principaux responsables du changement climatique qui menace l’existence de centaines de millions d’êtres humains -surtout des pauvres- d’ici la fin du siècle [51]. Or, que représente ce surcoût des renouvelables par rapport aux fossiles ? A l’échelle de l’Union Européenne, le calcul a été fait dans l’étude commanditée par Greenpeace : moyennant un surcoût maximum de 6 milliards d’euros par an pendant un maximum de trente-cinq ans, l’UE pourrait faire passer ses émissions de C02 de 7,9 à 2,7 tonnes/personne/an à l’horizon 2050[52]. Ces six milliards représentent à peine 0,065% du PIB agrégé des vingt-cinq Etats membres...
Le cri éthique lancé par MANDEL en 1972 n’a donc rien perdu de son actualité : « N’est-il pas monstrueux d’accepter des critères de rentabilité - ‘ trop cher’, ‘ pas trop cher’ - lorsque la survie physique de milliards d’êtres humains est en jeu, plutôt que de parler en termes de priorités physiques et de disponibilités physiques ? » Et son analyse reste pertinente : « Il n’est simplement pas vrai que la technique industrielle moderne tend inévitablement à détruire l’équilibre écologique. Le progrès des sciences naturelles ouvre un éventail très grand de possibilités techniques. Si on a choisi certaines plutôt que d’autres, sans tenir compte des effets écologiques, c’est en fonction des calculs de rentabilité privée. (...) Face aux doctrinaires du capitalisme, (il faut) créer les conditions socio-économiques et socio-intellectuelles qui encouragent toutes les recherches et innovations rétablissant l’équilibre écologique, et cela indépendamment des coûts privés. » [53]
Les rapports de production n’ont pas fini d’entraver le développement des forces productives - selon la formule célèbre de MARX - et ce développement n’est pas nécessairement synonyme de destruction écologique. Au contraire : en matière énergétique, libérer la croissance des forces productives vertes est indispensable pour sauver le climat.
- Une première version de ce texte a été soumise à Marijke COLLE, Jean-Claude GREGOIRE, Hendrik « Pips » PATROONS et François VERCAMMEN. Je les remercie chaleureusement pour leurs critiques et suggestions. Mes remerciements vont également à Peter DRUCKER, pour avoir attiré mon attention sur une citation de MANDEL concernant l’épuisement des ressources, dans « Long Waves of Capitalist Development ».
[1] Ted BENTON, Marxisme et limites naturelles : critique et reconstruction écologique in Capital contre Nature, Jean-Marie HARRIBEY et Michaël LÖWY (dir.), PUF, Paris, 2003, pp. 26-27.
[2] Sur ce que nous entendons par « écologiser le marxisme », lire Daniel TANURO « Vous avez dit : écologiser le marxisme ? », in La Gauche, Bruxelles, décembre 2005.
[3] Ernest MANDEL, « La dialectique de la croissance. A propos du rapport Mansholt », in Mai (revue), Bruxelles, nov-déc. 1972
[4] MEADOWS, D.L. et al., Halte à la croissance, trad. Française, Fayard, Paris, 1972.
[5] Le succès - d’ailleurs relatif et encore fragile - du Protocole de Montréal sur la protection de la couche d’ozone, ratifié le 30 juin 1988, n’infirme pas cette analyse. En effet, il est basé non sur des mécanismes de marché mais sur l’élimination des gaz destructeurs de la couche d’ozone (halons, chlorofluorocarbones, hydrofluorocarbones, bromure de méthyle, bromochlorométhane) avec constitution d’un fonds international visant à assister les pays en voie de développement.
[6] Ernest MANDEL, « La dialectique de la croissance », op.cit.
[7] Jean-Paul DELEAGE, Histoire de l’écologie. Une science de l’homme et de la nature. La Découverte, Paris 1991, p.265-266.
[8] Jean-Claude DEBEIR, Jean-Paul DELEAGE et Daniel HEMERY, Les servitudes de la puissance. Une histoire de l’énergie. Flammarion, Paris, 1986, p.12.
[9] Michael LOWY, « Progrès destructif. Marx , Engels et l’écologie », in Capital contre nature, sous la direction de Jean-Marie HARRIBEY et de Michaël LOWY, Presses Universitaires de France, 2003, page 12.
[10] Friedrich ENGELS, Dialectique de la Nature, Editions Sociales, Paris, 1975, page 42-43.
[11] Voir par exemple Karl MARX, Théories sur la plus-value, Tome II, Ed. Sociales, Paris 1974, page 621.
[12] Karl MARX, Théories sur la plus-value, t.II, Ed. Sociales, Paris, 1975, p. 283. Cette critique de Ricardo est moins anecdotique qu’il n’y paraît car les économistes classiques, comme le note Franck-Dominique VIVIEN, « mettent un accent tout particulier sur les limites (naturelles) que rencontrera à coup sûr, selon eux, le développement capitaliste » (Franck-Dominique VIVIEN, Economie et écologie, La Découverte, Paris 1994, p. 22.)
[13] Karl MARX, Théories sur la plus-value, op. cit., t.II, p. 41.
[14] Jean-Paul DELEAGE, Histoire de l’écologie, op. cit., p.265-266.
[15] On trouve sous la plume de MARX cette dénonciation visionnaire du système agro-industriel qui a engendré entre-temps la perte de centaines d’espèces domestiques et de cultivars locaux, la « malbouffe », l’épidémie d’obésité et les OGM : « La grande industrie et la grande agriculture exploitée industriellement agissent dans le même sens. A l’origine elles se distinguent parce que la première ruine davantage le travail, donc la force naturelle de l’homme, l’autre plus directement la force naturelle de la terre. Mais elles finissent, en se développant, par se donner la main : le système industriel à la campagne finit aussi par débiliter les ouvriers et l’industrie et le commerce, de leur côté, fournissent à l’agriculture le moyen d’épuiser la terre » (Le Capital, livre III, Ed. du Progrès, Moscou, 1984, p. 848).
[16] On entend par « substituabilité » la possibilité de remplacer des ressources naturelles épuisables par du capital. La thèse de la substituabilité absolue est défendue par certains économistes libéraux. Voir à ce sujet Jean-Marie HARRIBEY, Le développement soutenable , Economica, Paris 1998, en particulier les chapitres II et IV, et Michel HUSSON, Six milliards sur la planète. Sommes-nous trop ? Ed.Textuel, Paris, 2000, chapitre VI.
[17] Karl MARX, Le Capital, op. cit. L. 3, p. 802.
[18] La théorie des rendements agricoles décroissants recouvre deux contenus différents. Pour RICARDO, les rendements décroissent parce que la mise en valeur va des terres les plus fertiles aux moins fertiles, ce que MARX conteste à juste titre. Par contre - la citation ci-dessus le montre - MARX intègre à son analyse la décroissance observée de la hausse de la production agricole en fonction de l’augmentation des apports en engrais. Roman ROSDOLSKY semble amalgamer ces deux contenus quand il parle de « soi-disant loi des rendements décroissants » (Roman ROSDOLSKI La genèse du Capital chez Karl Marx, t1, Maspéro, Paris, 1976, page 330)
[19] Karl MARX, Le Capital, Livre III. Cité par Paul BURKETT, Marx and Nature. A Red and Green Perspective , MacMillan Press, Houndmills, 1999, page 36
[20] Karl MARX, Théories sur la plus-value, op. cit., t. II, page 357.
[21] Karl MARX, Le Capital, livre III, Ed. du Progrès, Moscou, 1984, p. 855.
[22] « Strictement écologiques » car il faut tenir compte aussi des préoccupations pour l’environnement urbain et la santé des travailleurs. Sur la lecture écologique de la dénonciation de l’exploitation de la force de travail humaine en tant que ressource naturelle, voir Paul BURKETT, op.cit.,en particulier le chapitre IV.
[23] John Bellamy FOSTER, Marx’s Ecology. Materialism and Nature. Monthly review Press, New York, 2000. Une thèse analogue est défendue par Paul BURKETT (à partir d’un angle d’attaque un peu différent) dans son ouvrage Marx and Nature. A Red and Green Perspective, op. cit.
[24] Daniel BENSAID, « L’écologie n’est pas soluble dans la marchandise », in ContreTemps, Ed. Textuel, N° 4, mai 2002.
[25] Ernest MANDEL, La formation de la pensée économique de Karl Marx, Ed. Maspéro, Paris, 1972
[26] Cette absence d’évocation est d’autant plus surprenante et troublante que MANDEL, dans sa réponse à MANSHOLT, se base largement sur The Closing Circle de Barry COMMONER. Or, comme son titre l’indique, cet ouvrage fondateur fait du rétablissement des cycles naturels la clé d’une politique écologique. Dans ce cadre, COMMONER considère le retour du fumier à la terre comme la première préoccupation d’un programme écologique et reconnaît explicitement la pertinence de la critique marxienne de l’urbanisation et de l’agriculture capitalistes. Ici, l’expression « rendez-vous raté » est à prendre au pied de la lettre. (Barry COMMONER, L’Encerclement. Problèmes de survie en milieu terrestre. Trad. franç. Seuil, Paris, 1972, notamment pp. 188-189 et p. 279 pour ce qui concerne MARX).
[27] Le « métabolisme » recouvre l’ensemble des réactions biochimiques au sein d’un organisme. L’Hypothèse Gaïa pose que les mécanismes de rétroaction régulant les grands équilibres de la biosphère permettent de considérer celle-ci comme un organisme vivant (ou ‘comme si elle était’ un organisme vivant : l’hypothèse existe sous les deux versions, forte et faible). Lire les contributions théoriques dans la première partie des actes du colloque Scientists on Gaïa in Scientists on Gaïa, Stephen H. SCHNEIDER and Penelope J.BOSTON (ed.), MIT Press, Cambridge, Massachussets, 1993, en particulier celle de David ABRAM (« The Mechanical and the Organic : On the Impact of Metaphor in Science »).
[28] Le lien entre écologie, aménagement du territoire et politique énergétique est posé de façon intéressante par ENGELS dans Anti-Dühring. M.E. Dühring bouleverse la science. Ed. Sociales, Paris 1950. p. 335.
[29] Il va de soi que ces questions s’adressent non seulement à MANDEL mais aussi à ses camarades. L’auteur de ces lignes a mis vingt-cinq ans à comprendre que sa formation d’ingénieur agronome le qualifiait pour contribuer à aider son propre courant politique à intégrer le défi environnemental.
[30] La première édition du Troisième âge du capitalisme, ouvrage majeur d’Ernest MANDEL, parue en 1972 (Union Générale d’Editions, Paris), ne consacrait aucun développement significatif à la question environnementale. La deuxième édition française (Ed. de La Passion, Paris, 1997) fut complétée sur ce point, précisément dans le chapitre XVIII sur la crise des rapports de production capitalistes (en particulier pp. 457-459).
[31] Ted BENTON, op. cit.
[32] Retenons notamment l’idée que les marxistes doivent suivre et analyser non seulement le front de l’exploitation du travail mais aussi le front de l’exploitation de la nature : déforestation, appropriation du patrimoine génétique, etc.
[33] Karl MARX, Le Capital, l. 1, Garnier Flammarion, Paris, 1969, p. 47.
[34] On pourrait objecter que MARX analyse la transformation par le capitalisme du travail de l’artisan, pas celle de l’agriculteur. C’est exact, mais le travail agricole avait été bouleversé avant la révolution industrielle - par la suppression du système des jachères dès le XVeS. Au cours de la révolution industrielle, il ne connut guère de changements qualitatifs. Alors que, dans l’industrie, la vapeur pulvérisait la vieille organisation du travail, parcellisait le travail, aggravait ses conditions et volait le savoir du producteur rabaissé au rang d’accessoire de la machine, les premières machines agricoles n’avaient d’autre effet important que d’épargner la force humaine, donc de rendre possible l’exode rural. L’émiettement du travail agricole et la subordination des producteurs n’interviendront en général qu’au XXeS, dans le sillage de la « deuxième révolution agricole moderne ». Cf. Marcel MAZOYER et Laurence ROUDART, Histoire des agricultures du monde. Du néolithique à la crise contemporaine, Ed. du Seuil, coll. « Points Histoire », Paris 2002.
[35] Sur « le processus végétatif ou physiologique » comme part du processus de production, voir notamment Théories sur la plus-value, op. cit, t.3, pp 88 et 99.
[36] Ernest MANDEL, Long Waves, op. cit. , p. 69
[37] John B. FOSTER, Marx’s Ecology, op. cit., chapitre « Epilogue ».
[38] George LUKACS, Histoire et conscience de classe, Ed. de Minuit, Paris, 1974, p. 38
[39] Idem, pp. 273 et 277
[40] Entretien personnel, 1990.
[41] Un exemple de néo-malthusianisme pratique a été fourni par la « gestion » des conséquences du cyclone Katrina à New Orleans, en août-septembre 2005 : selon Jessica AZULAY, la FEMA (Federal Emergency Management Agency) avait décidé qu’en cas de catastrophe de ce genre les 30% de pauvres resteraient sur place faute de ressources permettant de payer l’évacuation (Jessica AZULAY, « FEMA planned to Leave New Orleans Poor Behind », http://newstandardnews.net). La même logique cynique, mais à l’échelle planétaire, sous-tend le rapport sur les impacts du changement climatique pour la sécurité nationale des USA, que deux consultants ont écrit pour le Pentagone. P. SCHWARTZ and D. RANDALL, An abrupt Climate Change Scenario and its Implications for US National Security, oct. 2003 (consultable sur internet).
[42] MANDEL esquive aussi la question dans son ouvrage sur les ondes longues : « Il n’est pas nécessaire d’accepter les prédictions de pénurie absolue et inévitable de l’énergie et des matières premières, du type de celles du Club de Rome, pour comprendre que les générations actuelles de l’humanité ont une responsabilité collective à transmettre aux générations futures un environnement et un stock de richesses qui constitue la précondition pour la survie et l’épanouissement de la civilisation humaine ». Ernest MANDEL, Long Waves of Capitalist Development. A Marxist Interpretation (revised edition), Verso, London, 1995, p. 80-81.
[43] Le biologiste Barry COMMONER a réfuté vigoureusement la thèse que l’abondance et/ou la population seraient responsables de la crise de l’environnement (The Closing Circle, op. cit. , chapitre IX).
[44] Le paradoxe est que, ailleurs dans les Long Waves, MANDEL attire l’attention sur le rôle de certaines ressources (or, pétrole) dans la transition des ondes longues récessives vers les ondes longues expansives (op. cit., voir par exemple pp. 26-27).
[45] Ernest MANDEL, Long Waves, op. cit..
[46] Le livre de la biologiste américaine Rachel CARSON, Silent Spring, dont la publication et le succès de masse sont considérés comme la première manifestation de la conscience écologiste, date de 1962. Rachel CARSON, Silent Spring, Penguin Classic, London, 2000.
[47] Ernest MANDEL, Long Waves, op. cit., p77.
[48] Ibid, p. 94. La tendance de ce texte à surestimer les possibilités de la science est manifeste.
[49] Wolfram KREVITT, Uwe KLANN, Stefan KRONSHAGE, Energy Revolution. A Sustainable Pathway to a Clean Energy Future for Europe, Institute of Technical Thermodynamics (Stuttgart) & Greenpeace, sept. 2005, p. 10
[50] Dans le seul secteur du bâtiment, qui intervient pour un tiers environ des émissions de gaz à effet de serre, de banales mesures d’isolation thermique permettraient de réduire la consommation énergétique de 42% en Europe. (Etude Ecosys Gmbh pour le compte d’Eurima, The contribution of mineral wool and other thermal insulation materials to energy saving and climate protection in Europe, 2003.) Le secteur du transport représente un gigantesque potentiel d’économie d’énergie accessible par la remise en cause du transport routier et aérien, la promotion des transports en commun et la relocalisation des activités. Pour ne pas parler de l’énergie économisée en cessant de produire des armes... et de les utiliser.
[51] Un autre obstacle important est le fait que les renouvelables impliquent une profonde décentralisation de la conversion énergétique alors que la domination capitaliste s’est construite autour d’un système extrêmement centralisé.
[52] Wolfram KREVITT, Uwe KLANN, Stefan KRONSHAGE, Energy Revolution, op. cit., p. 30
[53] Ernest MANDEL, Dialectique de la croissance, op. cit.
TANURO Daniel
Daniel TANURO, Marxisme, énergie et régulation humaine des cycles naturels : une mise à plat indispensable
Léon Trotsky: Mendeleïev et le marxisme
17 septembre 1925