Exposé: La classe ouvrière comme sujet d'un rapport social
Louis-Marie Barnier
La classe ouvrière comme sujet d’un rapport social
Cet exposé est conçu autour de trois thèmes, la notion de rapport social, la composition de la classe ouvrière comme résultante des rapports sociaux et la
construction de la classe ouvrière comme sujet des rapports sociaux.
Deux annexes (bibliographie et étude de la composition sociale de quelques pays)complètent cette série d’exposés.
Exposé 1 : la notion de rapport social
Notre combat quotidien s’alimente de nos résistances à toutes les formes d’oppression.
Lorsqu’on est ouvrier, femme, immigré, handicapé, jeune, homosexuel (le)s, ou de tout autre
statut, on subit des formes d’oppression qui peuvent prendre la forme de discriminations, de
traitements différenciés et inégalitaires, de contraintes plus physiques, d’assignations à des
tâches spéciales, de formes de mépris.
Ces situations s’appuient souvent sur l’idée d’une
« nature » particulière qui justifierait, y compris aux yeux des opprimés, l’oppression.
Comment se croisent et s’organisent les différentes oppressions ? Quels sens prennent-elles
dans la société capitaliste ? Comment bâtir des résistances collectives ?
Pour répondre à ces
questions, nous nous appuierons spécialement sur la notion de rapport social.
1/ Quelques définitions : identité, rapport social, domination
La domination : C’est l’acte par lequel un groupe impose à un autre des situations non
voulues.
« Le rapport de domination est un rapport social dissymétrique entre (au moins)
deux protagonistes dont l’un est en capacité d’imposer à l’autre (au travers d’une dynamique
entre contrainte et consentement) un jeu et les règles du jeu, incluant les catégories de
pensées et d’action »1.
Identités : Nous avons tous plusieurs identités : chacun « est » homme ou femme, blanc ou
noir, jeune ou ancien, etc. C’est la reconnaissance, l’impression d’appartenance à un groupe
social, plus ou moins défini, qui donne l’identité 2.
La diversité identitaire humaine se déploie
sur des échelles, le plus souvent binaires, entre ce qu’est être homme ou femme, blanc ou
noir, jeune ou ancien. Toutes catégories dont la définition est variable d’une culture à l’autre,
selon les périodes historiques.
On peut donc combiner les oppressions : gays dans les cités, jeune immigrée,…
Les groupes, tels que les identités collectives les définissent, ont des caractéristiques plus ou
moins réelles, octroyées par les autres ou par lui-même.
1 Paul Bouffartigues, Le retour des classes sociales, inégalités, dominations, conflits, 2004 p 271
2 Maalouf, Les identités meurtrières, Grasset 1998.
Rapports sociaux : On se situe tous au centre de différents rapports sociaux.
Homme Bourgeois Blanc Hétérosexuel Bien Portant Intellectuel
Femme Ouvrier Noir / Beur Homosexuel Handicapé Manuel
On peut définir la notion de rapport à partir de plusieurs caractéristiques :
· Dans un rapport social, il n’y a pas une relation entre deux groupes préexistants, mais un
rapport qui construit les deux groupes. Dit autrement, les deux groupes se construisent
dans la confrontation.
Le salariat n’existait pas avant la bourgeoisie : la classe ouvrière est
apparue quand des propriétaires de moyens de production ont eu besoin de faire travailler
des salariés dans leurs usines.
Dans le rapport hommes / femmes, c’est autant le groupe
des femmes opprimées, que celui des hommes (virils, dominateurs), qui se définissent.
C'est dans le rapport que les protagonistes se produisent et s'engendrent 3.
Le rapport
social entre homosexuels et hétérosexuels se construit autour de l’ordre moral
(ordre moral et ordre social vont de paire).
· Le rapport social se construit autour d’un enjeu4.
L’affrontement se joue autour de deux
dimensions : d’une part affrontement entre les protagonistes ; d’autre part affrontement
autour d’un enjeu.
Dans le rapport bourgeoisie / ouvriers, cet enjeu va être l’exploitation ;
dans le rapport hommes / femmes, la division sexuelle du travail qui se traduit par
l’assignation des femmes à des tâches précises dans la sphère de la production ou de la
reproduction (services marchands ou dans la famille), et l’attribution des fonctions
publiques et des rôles de pouvoir aux hommes.
· Certains de ces rapports sont antagoniques, irréconciliables.
C’est le cas du rapport
bourgeoisie / ouvrier, dont l’enjeu est l’exploitation d’un groupe par l’autre (même si il
peut se créer des compromis forcément instables). Mais notre stratégie d’émancipation
vise à dépasser par exemple l’antagonisme hommes / femmes.
Toute la société est concernée par ces rapports sociaux et ces antagonismes : c’est
l’organisation sociale qui est transformée par la division sexuelle du travail 5.
Ce sont
d’ailleurs ces dimensions qui définissent les êtres humains : l’espèce humaine, l’existence est
formée de l’ensemble des rapports sociaux.
« L'essence de l'homme n'est pas une abstraction
inhérente à l'individu isolé. Dans sa réalité, elle est l'ensemble des rapports sociaux. » (Marx,
6e thèse sur Feuerbach.). Les relations interpersonnelles s’inscrivent forcément dans ce cadre.
2/ Multiplicité des identités, des appartenances de groupes.
La liberté de chacun est de choisir le mode d’insertion dans ces relations humaines. Chacun a
heureusement la faculté de refuser ces dominations, de vouloir faire évoluer ces rapports
sociaux même si par exemple, la relation d’un couple mixte s’inscrit dans un rapport social
hommes / femmes, qui concerne autant la dimension privée, professionnelle, familiale.
3 Philippe Zarifian, rapport social de service et capitalisme, 2005, http://pagespersoorange.
fr/philippe.zarifian/page123.htm
4 Roland Pfefferkorn, Inégalités et rapports sociaux. Rapports de classes, rapports de sexes, Paris, La Dispute,
2007, p 300.
5 Qui devient un « fait social total », suivant le terme de M. Mauss, qui concerne toute la société.
Chacun « joue » aussi entre ses multiples identités. Chaque individu a des identités multiples.
Suivant la conjoncture, une identité peut devenir prépondérante. On peut se définir vis-à-vis
des autres comme femme, homme, homosexuel, beur gay, handicapé femme, etc.
Qu’est-ce
qui fait qu’on a choisit une identité, que l’on met en avant tel dimension de notre personnalité
sociale ?
Deux éléments centraux apparaissent. D’abord ces identités sont collectives : on s’attribue des
éléments qui nous identifient à un groupe social. Elles sont par ailleurs évolutives : les
caractéristiques du groupe sont données par les rapports sociaux à un moment donné. Ce sont
des situations sociales qui définissent les identités particulières, des rapports entre des groupes
sociaux.
On peut être simultanément femme, ouvrière, blanche, etc. On peut être inscrits dans des
rapports sociaux de domination tantôt du côté dominant, tantôt de l’autre. La relation entre
l’ouvrier et la femme de l’ouvrier s’inscrit dans des rapports de domination.
Les oppressions ont des caractéristiques communes. Elles se traduisent à la fois par :
o Une absence de droits pour les populations dominées
o Une violence symbolique conduisant à accepter la situation
o Une violence physique qui complète cette violence symbolique
o Une stigmatisation par le dénigrement systématique du groupe opposé.
« Les femmes
ont été invariablement dénoncées comme bavardes, coquettes, émotives, incapables de
réfléchir, bref comme un "moindre mâle"6 mais appréciées pour leur « douceur » etc.
Les colonisés par l’Europe ou les noirs aux Etats-Unis ont toujours été réputés «
paresseux ».
Les prolétaires du dix-neuvième siècle furent quant à eux considérés
comme des « brutes » ou des alcooliques par nature »7
o Une naturalisation de la différence : votre oppression est liée à vos caractéristiques
naturelles, qui la justifient.
o Une hiérarchisation de ces différences (c’est mieux d’être blanc que noir).
o Et un certain nombre de ces dominations, nous y reviendrons, se combinent avec une
exploitation économique.
Certains mettent en avant une oppression qui leur semble prioritaire par rapport aux autres.
Cette démarche est souvent doublée par l’idée qu’une appartenance serait prioritaire, et
définirait une communauté qui porterait l’identité principale (unique ?) de la personne.
Il faut
rappeler quelques caractéristiques du système communautaire : ces groupes sont non
démocratiques, marqués par le poids de leaders. Ils s’enferment dans des normes rigides,
impératives. Le repli et l’opposition aux autres groupes deviennent facilement dominants.
Les
institutions peuvent être porteuses de mécanismes qui participent de la construction de
groupes particuliers (par exemple par la répartition discriminante des logements, voir les
écrits de Loïc Wacquant). Elles cristallisent les rapports sociaux dans des mécanismes
d’exclusion et de discrimination.
Mais l’affirmation du groupe peut aussi être la voie choisie pour construire un rapport de
force, il est vécu alors comme un point d’appui pour se battre et se faire reconnaître.
6 Voir Josette Trat, identité sexuée et changements sociaux, Contretemps N°7, 2007.
7 Josette Trat, identité sexuée et changements sociaux, Contretemps N°7, 2007.
3/ Centralité du rapport capital / travail
Dans la société capitaliste, le rapport Capital / travail est un rapport social qui englobe tous les
rapports sociaux.
Capital
Bourgeois Homme Blanc Hétérosexuel Bien Portant
Ouvrier Femme Noir / Beur Homosexuel handicapé
Travail
Ce rapport Capital / Travail combine donc un rapport social d’exploitation, qui s’applique à
toute la société, et un rapport de domination qui englobe l’ensemble des rapports sociaux et
leur donne une forme particulière.
L’exploitation se nourrit des différentes oppressions et permet la sur-exploitation de certains
groupes sociaux.
⇒ L’oppression de la classe ouvrière a une base économique : les « prolétaires » sont
obligés d’aller vendre leur force de travail, unique moyen de subsistance. Mais ceci ne
suffit pas au système capitaliste, qui doit trouver des sources plus profondes pour que
les ouvriers acceptent la domination. « La classe sociale n’est pas définie seulement
par une position dans les rapports de production, mais par l’habitus de classe qui est
« normalement » (…) associé à cette position »8.
⇒ L’oppression des femmes permet de confiner les femmes dans les tâches liées à la
reproduction de la force de travail, de déqualifier le travail des femmes : un mode de
gestion des salariés lié aux seules compétences engagées dans le travail, ne permettant
pas d’évolution professionnelle dans le même poste ni vers des tâches plus qualifiées. Il
vise à faire croire au salaire féminin comme apport annexe dans le foyer. Ces éléments
se combinent pour justifier le moindre paiement des femmes, amenant donc une
surexploitation.
⇒ L’oppression raciale vise à justifier le maintien « en bas de l’échelle », dans des
emplois subalterne, de manutention, de nettoyage, d’une catégorie de la population.
Elle conduit à justifier la moindre reconnaissance dans toute la société. Par exemple,
les jeunes immigrés représentent une armée de réserve qui pèse sur les salaires.
⇒ Les autres formes d’oppression peuvent aussi se combiner au rapport d’exploitation,
comme la catégorie de « travailleurs handicapés qui justifie des salaires moindres
8 P. Bourdieu, La distinction, Critique sociale du jugement, Editions de Minuit, 2007, p 433.
(France : 50 % du salaire dans les centres spécialisés), ou l’exclusion du marché du
travail (Grande Bretagne). Mais les trois premières formes d’oppressions sont
centrales, structurantes pour la société, parce qu’elles se combinent avec les rapports
d’exploitation et sont structurellement intégrées au mécanisme d’exploitation.
Toutes ces oppressions aboutissent à rendre « naturelle » la situation sous-payée des
catégories concernées : « L’ordre social s’inscrit progressivement dans les cerveaux (…).
L’expérience première du monde social est celle de la doxa, adhésion aux relations d’ordre
qui, parce qu’elles fondent inséparablement le monde réel et le monde pensé, sont acceptées
comme allant de soi »9
· Les ouvriers ont une situation d’exploitation parce qu’ils n’ont pas le diplôme qui
permette de faire autre chose Un des mécanismes repose sur l’idée de renvoyer aux
opprimés la responsabilité de leur situation : « L’école ou la reconnaissance du mérite
permettent de s’élever ; si les ouvriers restent ouvriers c’est qu’ils sont moins
compétents. »
· Les femmes s’occupent des enfants parce qu’elles sont « naturellement » aptes à le
faire. Les hommes occupent la sphère publique qui leur est dédiée.
· Les immigrés occupent le « bas de l’échelle », ils font le « sale boulot » parce qu’ils
sont immigrés.
· Les travailleurs manuels ne sont pas aptes à réfléchir, ils n’en ont pas les capacités.
La tension principale se joue au niveau de la division du travail10, bien plus que sur la
sexualité ou le racisme. La division du travail trouve sa source dans ces mécanismes
d’oppression. Dans la discrimination que subissent les groupes opprimés, se combinent deux
mécanismes complémentaires : la séparation (d’activités, de tâches : la fille / le garçon de
salle nettoie, pas l’infirmière) et la hiérarchisation (il est plus valorisé d’être chirurgien
qu’infirmière)11. La séparation se traduit par des professions masculines ou féminines, telles
que chirurgien ou infirmière. La hiérarchisation des tâches amène à valoriser davantage la
position du chirurgien que celle de l’infirmière.
La logique du rapport antagonique Capital / travail prime sur le reste. L’oppression conduit à
une « surexploitation » de certains groupes (femmes ouvrière immigrée par exemple). La base
économique de l’oppression est donc l’exploitation. Elle repose sur des mécanismes
permanents de divisions des salariés entre eux, d’opposition.
Il faut inclure à cette approche globale des oppressions la dimension profondément intégrée
dans nos sociétés de ces rapports de domination. Cette force tient au fait notamment que le
capitalisme se réapproprie les oppressions des systèmes précapitalistes, leur donne une forme
particulière, leur fixe des enjeux différents (tels que l’inscription dans des rapports
d’exploitation), les nourrit en permanence par des mécanismes divers.
L’oppression des
femmes, le racisme ne se réduisent pas à des rapports d’exploitation. Racisme, mépris des
ouvriers, machisme, etc. C’est pourquoi résoudre les questions d’exploitation ne conduit pas
à résoudre les oppressions. La révolution ne signera pas la fin de l’oppression des femmes, ni
les réflexes vis-à-vis de « l’étranger ».
9 P. Bourdieu, La distinction, critique sociale du jugement, Editions de Minuit, 2007 p 549.
10 Roland Pfefferkorn, Inégalités et rapports sociaux. Rapports de classes, rapports de sexes, Paris, La Dispute,
2007, p 300.
11 Voir l’article de D Kergoat, Rapports sociaux et division du travail entre les sexes, in Femmes genre et société,
l’état des savoirs, 2005, p 94-101.
Ces rapports d’oppression et d’exploitation sont des rapports sociaux, qui ne résument
pas à une situation de famille ou de travail mais structurent toute la société. Pour
appréhender la classe ouvrière, il faut la comprendre comme un produit de ces rapports
sociaux.
Exposé 2 : La composition de la classe ouvrière
La tradition marxiste donne une place centrale à la classe ouvrière dans les processus de
transformation de la société. Cette partie vise à comprendre, à partir de l’analyse des classes
sociales dans notre monde tel qu’il est, les processus de constitution de cette classe ouvrière,
comme groupe socioprofessionnel, comme classe sociale mais surtout comme produit d’un
rapport social.
1/ La composition de la classe ouvrière
Définir le périmètre de la classe ouvrière, comme on va le voir, est essentiellement une
question politique et non pas économique ou sociologique. Cerner la classe ouvrière permet
d’entrer dans une compréhension de ce qu’est une classe sociale.
a) Il existe une définition stricte de la classe ouvrière, assimilée aux seuls
« ouvriers »
Il existe une définition très restrictive de la classe ouvrière : elle recouvrerait les seuls salariés
de l’industrie, et parmi eux les « producteurs de plus-value ». Certains d’entre nous défendent
cette thèse.
Pour ces camarades, le travail improductif n’est pas forcément moins utile socialement
que le travail productif. Le fait qu’un salarié ne produise pas de plus–value ne signifie
pas que le capitaliste ne lui extorque pas de surtravail ainsi que Marx l’a noté dans Le
Capital (livre III, tome 3) à propos des salariés du secteur commercial : ce type de
salarié « rapporte au capitaliste, non parce qu’il crée directement de la plus-value,
mais parce qu’il contribue à diminuer les frais de réalisation de la plus-value, en
accomplissant du travail en partie non-payé ». Ils font donc partie des exploités. C’est
aussi la thèse défendue par E. Mandel : « L’échange même, c‘est–à-dire la
concurrence, c'est-à-dire le mouvement dans la sphère de circulation, ne peuvent
créer la moindre atome de plus-value »12.
Qui crée de la plus-value ?
Les ouvriers de l’industrie ne sont pas les seuls à créer de la plus-value. C’est le cas des
employés de commerce, les salariés des services (postiers), tous ceux qui sont engagés dans la
reproduction de la force de travail :
· Pour que la marchandise devienne une valeur d’usage, il faut qu’elle soit là où on en a
besoin, donc le transport de la marchandise ou son commerce participe à donner une
véritable valeur d’usage, il crée donc aussi de la valeur d’échange.
· La logistique participe à l’organisation globale du travail et donc à une création globale de
valeurs.
· Les infirmières, les instituteurs participent à la reproduction de la classe ouvrière, ils
relèvent des services publics qui anticipent les besoins sociaux collectifs.
12 Ernest Mandel, 3e âge du capitalisme, 10/18, t1 p 183. Idem p 343.
8
Pour J-M Harribey, même les services non marchands créent de la valeur. « Le travail
effectué dans les services non marchands est productif de valeurs d’usage monétaires mais pas
de valeur pour le capital, et les travailleurs qui y sont employés créent le revenu qui les
rémunère. » L’explication marxiste traditionnelle défend que la non-marchandise (les
services) est financée par la marchandise. Mais cela rend impossible de « théoriser une sphère
non marchande ayant pour vocation de s’étendre au fur et à mesure que les rapports de forces
tourneraient à l’avantage du travail face au capital. »13
La déconsidération du mouvement ouvrier pour le travail des femmes relève beaucoup de ce
non-dit : le travail des employé-es ne créerait pas de plus-value, et pure coïncidence, les
employés sont majoritairement des femmes.
Certains courants défendent cette thèse, à partir d’un considérant : la classe ouvrière est
historiquement minoritaire, l’objectif politique principal est donc de tisser des alliances avec
la « petite bourgeoisie » ou la bourgeoisie nationale. On voit bien ici combien cette question
est essentiellement politique et n’a pas de conséquence théorique autre que stratégique.
b) Une seconde lecture extensive de la classe ouvrière est possible. C’est celle
défendue ici.
Les employés, de même que l’ensemble des groupes sociaux polarisés par le rapport
d’exploitation capitalistes et le plus souvent salariés, font partie des ouvriers, et donc de la
classe ouvrière. Cette lecture extensive de la classe ouvrière, permet de concilier le rôle dans
la production, et l’existence d’une classe sociale qui ne se résume pas à un groupe
professionnel. Dans cette optique, la classe ouvrière représente une large part de la
population, entre 80 et 90 % de la population.
La classe ouvrière se définit par une convergence d’éléments.
- le salariat (ce qui renvoie à la vente de la force de travail) ;
- la vie sociale commune
- La place dans la production, le travail d’exécution (ce qui oppose les ouvriers à
tous ceux qui ont charge d’encadrement) ; le travail subordonné
- Ce groupe ne dépend pour vivre que de son travail. Le prolétariat est obligé de
vendre sa force de travail. Il s’oppose à un autre groupe qui est caractérisé au
contraire par le patrimoine, la bourgeoisie. Qu’est-ce qui est fondamental pour
définir ce groupe ? : la nature de la source de revenu.
· Soit on est dépendant de son travail (ce que l’on fait) : la classe
ouvrière.
· Soit on tire son revenu de son patrimoine. (ce que l’on a) : la
bourgeoisie.
Ce qui est primordial, c’est que la confrontation entre ces deux classes structure la société.
- Reste un point en débat entre nous : la référence à la production directe (ce qui les
différencie des ingénieurs d’étude, par exemple).
13 Jean-Marie Harribey, Economie politique de la démarchandisation de la société, Actuel Marx,
« Altermondialisme, anticapitalisme », n° 44, 2e semestre 2008, p. 76-91
9
Mais surtout, ce n’est pas seulement un ensemble de travailleurs, mais une classe sociale qui
se construit politiquement, socialement. Les chômeurs par exemple en font partie.
Employeurs / bourgeoisie
Petits cadres
Techniciens
Ouvriers et employé(e)s
Un certain nombre de groupes intermédiaires existent. C’est le cas des techniciens : Dans les
années 1960 on trouve différentes définitions concernant des couches particulières du salariat.
on parle de « nouvelle classe ouvrière » concernant les « techniciens » censés être moins
sensibles aux revendications dites quantitatives (les salaires) et plus sensibles aux
revendications dites qualitatives (contrôle sur la production, autogestion). C’est la
reconnaissance qu’attendraient les salariés, puisque le niveau de vie est considéré comme
suffisant et donc moins au centre des revendications14. On suppose aussi que l’avenir, devenir
cadre, qui leur serait promis, les amène à s’identifier aux directions. En fait leur origine
sociale, souvent populaire, la fin du mythe de la promotion sociale et la baisse de leur salaire
les a rapprochés des salariés d’exécution.
Des salariés, les cadres de production / cadres techniques / ingénieurs de bureaux d’étude
participent à l’organisation de la production. Par rapport à ces catégories, les questions sont :
· Quelle est la place dans le processus de production, d’exploitation ? Est-ce qu’ils
jouent un rôle, par délégation, dans les processus d’exploitation ?
· Question qui lui est liée : est-ce que ces salariés sont payés en fonction de leur travail,
ou de la place dans le processus d’exploitation (leur rôle éventuel dans l’appareil
répressif) ?
La plupart de ces salariés, quand ils n’ont pas de rôle d’encadrement sont de fait dans des
situations identiques aux salariés, avec qui ils doivent trouver un intérêt commun. On peut
dire que ces groupes sont objectivement dans la classe ouvrière, mais sont piolitiquement
attirés par la bourgeoisie, qui leur fait miroiter pouvoir, intégration, reconnaissance du mérite,
ascension sociale…
c) Ce débat vient de la confusion entre deux notions : un groupe professionnel et
une classe sociale.
Un groupe professionnel rassemble des personnes ayant une situation identique dans les
rapports de production. Mais une classe sociale est une notion plus vaste. Celle-ci considère le
groupe dans le cadre de la société, elle inclut la reproduction de la classe sociale comme un
élément constitutif de sa composition (voir les études menés sur la bourgeoisie, qui montrent
bien cette dimension).
14 Axel Honneth, La lutte pour la reconnaissance, Cerf, 2000.
10
La vie sociale des employé(e)s et des ouvrier(e)s, leur niveau de vie, leurs lieux de vie les
rassemblent. Ouvriers et employés ont des conditions de rémunération similaires avec un
salaire net mensuels pour les temps complets de l’ordre de 1250 € pour les deux catégories (si
l’on prend en compte les temps partiels, les revenus mensuels des employés sont assez
nettement inférieurs à ceux des ouvriers). Une partie des employés sont soumis dans leur
travail à des contraintes analogues à celles des ouvriers (tâches répétitives, contraintes de
rythme). Ouvriers et employés se trouvent aussi dans des situations communes du point de vie
de l’habitat, des difficultés d’insertion professionnelle au début de la vie active, ou de l’accès
de leurs enfants aux études supérieures, etc. La symbiose grandissante des employés et
ouvriers est symbolisée par la forte proportion des couples « mixtes » : en 1996 en France,
40% des employées avaient épousé un ouvrier.
L’analyse de Danièle Kergoat15 à propos des ouvrières montre que les femmes vont et
viennent de l’activité en usine à l’inactivité, elles passent du secteur secondaire (industrie) au
secteur tertiaire (le commerce, les services) : « Ne font-elles partie de la classe ouvrière stricto
sensu que de façon sporadique, ou plus largement de ‘classes populaires’ ? ». La définition de
l’ouvrier à partir de la situation professionnelle stable ( et surtout de la participation à la
« création de plus-value » au sens le plus strict) relève d’un schéma masculin. Et leur
appartenance à la classe ouvrière à partir du métier du « chef de famille » aboutit à nier la
division sexuelle du travail et à rendre invisible le travail des femmes.
Danièle Kergoat esquisse à partir de cet exemple, et des luttes sociales des femmes, la
construction d’une classe sociale qui ne se définit pas qu’à partir d’un groupe professionnel :
« Les luttes des ouvrières n’ajoutent pas quelque chose « en plus » aux thèmes du
mouvement ouvrier, elles ne se content pas de les enrichir. Elles dessinent en filigrane
autre chose… Leurs luttes ne dissociant pas (ne pouvant dissocier) les conditions de
travail organisées par les rapports d’exploitation, et les conditions de vie organisées
par les rapports de domination, elles esquissent en creux le moule d’une conscience de
classe qui ne serait plus axée sur les seuls aspects de la production mais prendrait en
compte la totalité des formes sociales que prennent les rapports de classe » (p 134).
Elle en conclut à la nécessité d’« une extension du champ de la lutte des classes ».
On pourrait aussi citer le cas des jeunes précaires qui évoluent d’emplois d’ouvriers à des
emplois d’employés… Leur appartenance à la classe ouvrière ne change pas suivant les
saisons.
L’insistance sur la définition du prolétariat est dangereuse si elle conduit à négliger ce qui est
essentiel : la façon dont, dans une formation sociale donnée se polarisent les forces en
présence, leurs dynamiques sociales et politiques. Autrement dit, les groupes sociaux sont
l’émanation des rapports sociaux.
2/ Paysans, artisans, secteur informel.
D’autres groupes sociaux sont polarisés par le rapport capital / travail.
Le groupe des paysans est fondamentalement divisé entre les grands propriétaires terriens qui
considèrent leur terre comme un capital à faire fructifier, et les petits paysans. La terre passe
sous la domination du capitalisme industriel, l’organisation du travail devient capitaliste (et
productiviste…).
15 Danièle Kergoat, Les ouvrières, le Sycomore 1982
11
« Dans sa fonction de producteur, l’agriculteur perd de plus en plus le contrôle de sa
production et même de ses moyens de production : en d’autres termes, il se
prolétarise, sans devenir salarié au sens strict »16. (Bernard Lambert17, 1970)
Dans de nombreux pays capitalistes où la paysannerie est encore importante, les trois grandes
fonctions de l’agriculture sont : produire de la nourriture et des matières premières en quantité
toujours plus grande ; fournir le captal initial pour le développement industriel et urbain
(surtout pour le capitalisme naissant) ; servir de réservoir de main d’oeuvre pour le reste des
activités18.
Le réseau des très petites entreprises et des artisans s’est aussi renforcé, dans la plupart des
pays, du fait de l’éclatement du salariat comme nouvelle stratégie des grandes entreprises et
des politiques de sous-traitance.
De même, un secteur informel s’est créé, qui ne relève d’aucune loi sociale dans de très
nombreux pays.
Fondamentalement, ces formes d’emploi diverses, même comme structures précapitalistes, se
trouvent confrontées à l’extension de la loi de la valeur. Ce ne sont pas les paysans ou les
artisans du XVIIIe. Les banques, les prêts, les normes d’investissement et de rentabilité les
intègrent au fonctionnement capitaliste.
· Les marins pêcheurs, les petits paysans sont pris dans des structures de coûts,
d’investissements par les banques (crédit agricole) qui font fonctionner leurs
exploitations comme des segments de la production capitaliste (productivisme…).
Même si la propriété (plus ou moins factice) de leur patrimoine leur fait croire à leur
autonomie. Leur intérêt objectif est de se lier avec la classe ouvrière contre le
capitalisme.
· Le secteur informel, tout en situant à la marge du salariat (un salariat sans droits
collectifs, sans représentation), est intégré comme un des éléments du circuit de
reproduction de la force de travail.
· Des structures comme les coopératives, le revenu garanti par un fonds bancaire
permettraient de lier formes de propriété et socialisation. De lier intérêts particuliers
et alliance avec la classe ouvrière.
Ces classes sociales sont insérées dans les rapports marchands capitalistes, ils relèvent de la
production ou de la reproduction de la force de travail. C’est donc à nous de créer les
conditions de les associer à la classe ouvrière. Cela peut passer par le soutien à des formes
coopératives ou autres formes de socialisation.
Un débat existe sur les jeunes confrontés à la précarité, et sur le groupe social qu’ils
représenteraient. La thèse de ce courent est que la précarité dépasse largement le seul travail,
et qu’elle permet d’identifier un groupe avec des caractéristiques homogènes :
« Les salariés précaires constituent aujourd’hui la figure du salarié de la discontinuité,
comme ont pu l’être en d’autres temps les journaliers ou les manoeuvres. (…) Les
précaires cumulent dans leur expérience du travail un ensemble de discontinuités :
discontinuité de l’emploi, de la protection sociale, de l’organisation collective. A
travers l’expérience des discontinuités de périodes d’emploi et de chômage d’abord,
16 Bernard Lambert, Les paysans dans la lutte de classe, le Seuil 1970.
17 B. Lambert est le fondateur du groupe français des Paysans-Travailleurs, qui deviendra par la suite la
Confédération paysanne (gauche radicale).
18 Eric J. Hobsbawm, L’ère du capital, tome II : 1848 - 1875, Pluriel, p 249
12
les travailleurs précaires sont tantôt travailleurs salariés, toujours de manière
incomplète car ne disposant pas de l’ensemble des attributs des salariés à statut, tantôt
chômeurs, mais de manière intermittente et n’aspirant pas le plus souvent à cette
condition.»19
Ces précaires ont en effet une « identité » de situations vécues et de ressentis : ils s’identifient
à une condition commune. Mais le fait qu’ils n’ont pas de projet spécifique, à part celui de ne
plus être précaire, ne permet pas, à notre sens, d’en faire un groupe qui pourrait porter un
projet spécifique. Il faut donc trouver, là encore, les conditions de convergence avec le reste
de la classe ouvrière.
3/ Quelques repères pour conclure ce thème :
· Une classe sociale, ce n’est pas seulement une position dans l’organisation du
travail.
La théorie de l’exploitation est le point de départ nécessaire à une analyse marxiste des classes
sociales mais (au risque d’être schématique), elle ne nous fournit que des rôles ou des
positions qui existent dans la structure d’une société particulière. Ces positions se traduisent
par la participation à un collectif, un groupe social défini par la source de ses revenus
collectifs (le travail), le lieu de vie, le devenir, etc.
· Fondamentalement le calcul du poids de la classe ouvrière est une question
politique :
- Soit la classe ouvrière est minoritaire : c’est une politique d’alliance avec d’autres
couches qui est au centre de la stratégie.
- Soit la classe ouvrière est socialement majoritaire, intégrant les « ouvriers », les
employés, les techniciens ainsi que tous ceux parmi les catégories intermédiaires,
artisans et petits paysans qui sont objectivement pris dans le même système
capitaliste. Elle représente 80 à 90 % de la population. Notre tâche principale est
alors son unification pour la transformer en un sujet porteur d’un projet collectif.
D’où la suite de l’exposé.
19 Adrien Mazières-Vaysse, Précarité et construction d’identités collectives dans le salariat, Contretemps N°4,
décembre 2009.
13
3e exposé
La construction de la classe ouvrière comme sujet
Dans le second exposé, nous nous sommes attachés à décrire les processus et rapports sociaux
qui tendent à construire la classe ouvrière comme classe sociale. Mais nous devons intégrer
une dimension subjective à cette construction de la classe ouvrière. C’est l’objet de ce
troisième exposé.
Comment la classe ouvrière émerge-t-elle comme futur groupe dominant dans la société ? Les
outils pour cette démarche d’affirmation et de construction d’une classe sociale sont
multiples, associations relevant du mouvement social et luttant contre diverses oppressions
(dont celle de la classe ouvrière), syndicats réunissant les salariés le plus largement possible,
partis politiques proposant diverses stratégies. L’histoire du mouvement ouvrier est en effet
celle d’un effort constant pour se construire comme sujet historique. La prise de conscience
collective est évidemment le fil conducteur de cette histoire collective.
1/ Classe objective, classe subjective, « conscience de classe » : construire un
intérêt commun ?
Posséder les éléments objectifs ne suffit pas pour apparaitre comme une classe sociale. C’est
ce qu’explique Marx, dès 1948, à propos de la petite paysannerie :
« Dans la mesure où des millions de familles paysannes vivent dans des conditions
économiques qui les séparent les unes des autres et opposent leur genre de vie, leurs
intérêts et leur culture à ceux des autres classes de la société, elle constitue une
classe sociale. Mais elle ne constitue pas une classe sociale dans la mesure où il
n’existe entre les paysans parcellaires qu’un lien local et où la similitude de leurs
intérêts ne crée entre eux aucune communauté, aucune liaison nationale ni aucune
organisation politique. »20
Pour transformer la classe ouvrière en sujet d’histoire, il s’agit donc de transformer la
« similitude des intérêts » des salariés en la conscience de cet intérêt commun, qui dépasse
pour le salarié le seul stade de sa relation personnelle avec son employeur, qui dépasse la
relation collective des salariés à l’employeur, bref qui s’exprime par le passage de
l’opposition à son patron à l’opposition au patronat dans son ensemble. Le syndicalisme, qui
met en avant la prise de conscience et la construction d’un « intérêt commun » dans le
processus d’exploitation, a un rôle primordial concernant cette unification21.
La bourgeoisie a une conscience de classe. Par son mode de vie, sa reproduction sociale
endogène, l’affirmation d’un espace social réservé, mais aussi par une conscience aigue de ses
intérêts collectifs, qui se traduisent par une représentation politique identifiée, elle affirme
sans cesse avoir une conscience de classe combative.
20 MARX, Le 18 brumaire de Napoléon Bonaparte, éd sociales 1976 p 127.
21 Louis-Marie Barnier, Unifier le salariat, la tâche historique du syndicalisme. Contretemps, mars 2010, n° 5,
http://lmbarnier.free.fr/documents/BARNIER-unification-salariat-mars2010.pdf
14
De même le salariat doit se construire sa propre représentation politique et sociale autonome.
Ceci exprime l’idée d’un projet commun, la projection dans une situation autre où la classe
ouvrière ne serait pas dominée. Et donc la nécessité de s’unifier en dépassant ses
contradictions internes.
2/ Représentations professionnelles, territoriales : solidarités
professionnelles, construction de droits salariaux.
La classe ouvrière est hétérogène, traversée de divisions et de contradictions. La construction
d’un intérêt commun, comme peut le faire le syndicalisme, émane de la relation salariale.
Le travail est avant tout un rapport social, basé sur une activité productive mais dans le cadre
d’un rapport de subordination. La relation de travail englobe alors une relation hiérarchique
liée à l’organisation du travail, complétée par une opération de valorisation du travail. Le
syndicalisme véhicule donc les contradictions de cette situation de salarié, marquée par la
subordination du salarié à l’employeur, où le contrat de travail exige à la fois une mise à
disposition complète du salarié, tout en reconnaissant son individualité source de création de
richesse. L’organisation du travail capitaliste s’appuie sur des groupes professionnels, les
ouvriers professionnels, les agents de logistique, les employés, etc, à qui elle attribue des
fonctions différentes, et des valeurs différentes aux tâches effectuées. Le syndicalisme
exprime ces différences au sein de la classe ouvrière, tout en voulant l’unifier.
Le mouvement ouvrier a su, depuis son origine, avancer un certain nombre de mécanismes
pour se construire comme sujet collectif face au patronat et à la bourgeoisie. Deux grands
mécanismes ont été utilisés par le mouvement ouvrier, la solidarité professionnelle et les
droits salariaux.
· Solidarité professionnelle
A partir de la reconnaissance du rôle de chacun dans l’organisation du travail, des grilles
hiérarchique se sont construites, intégrées dans des conventions collectives de branche. Elles
permettent une reconnaissance de la qualification par les employeurs sans que cela dépende
d’une appréciation individuelle. Mais en même temps elles fixent une hiérarchie entre les
métiers, les activités… Elles résultent d’un compromis : pour les salariés comme pour les
employeurs, réduire la concurrence entre salariés d’un même métier, ou entre entreprises
d’une même activité. Elles représentent pour les salariés « la prise de conscience que la
bourgeoisie repose nécessairement sur la concurrence des ouvriers entre eux, c’est-à-dire sur
la division du prolétariat et sur l’opposition entre groupes individualisés d’ouvriers »22.
E. Durkheim avait bien résumé ce que représente cette solidarité organique : le lien social,
basé sur la solidarité organique, s’appuie sur la reconnaissance du rôle de chacun au sein dans
la division du travail social de cet organisme (comme les organes d’un corps humain). Pour
lui c’est le lien social le plus fort : « Il y a lieu de supposer que la corporation est appelée à
devenir la base ou une des bases essentielles de notre organisation politique »23
La solidarité professionnelle est aux sources du mouvement ouvrier. Cette construction repose
sur un mécanisme d’identification de la classe ouvrière à certains groupes mieux organisés et
donc avec de meilleurs acquis sociaux, à condition que ces groupes fassent bénéficier
l’ensemble des avantages reçus.
« Cela ne signifie pas que les acquis des groupes centraux du syndicalisme ont
vocation à être étendus vers les groupes périphériques, mais que ces derniers peuvent
22 F. Engels, la situation de la classe laborieuse en Angleterre, 1845.
23 Emile Durkheim, De la division du travail social, préface à la 2nde éd.
15
bénéficier indirectement du dynamisme des premiers. Le rôle de référence de l’emploi
standard ne va de pair ni avec sa généralisation, ni avec une uniformisation des
bénéfices qui y sont attachés, ni avec une égalité des conditions d’accès, de maintien
ou de promotion en son sein. »24
C’est justement ce mécanisme qui est remis en cause dans la période actuelle : les groupes les
plus avancés sont eux-mêmes sur la défensive et n’arrivent plus à faire bénéficier les autres
salariés de leur statut : peu d’intégration de salariés précaires, peu de droits des précaires en
lien avec les statutaires, de nombreux salariés de PME ou de sous-traitants sans garantie
sociale. Ce mécanisme de construction autour de solidarités professionnelles est néanmoins
l’axe structurant d’une grande partie du mouvement ouvrier dans de nombreux pays.
Employeurs / bourgeoisie Etat
Corporation statut salarial
Solidarité professionnelle solidarité territoriale
Classe ouvrière / salariés
Reconnaissance Egalité
· Solidarité géographique / territoriale et droits salariaux
Un second mécanisme d’unification appréhende la classe ouvrière comme une classe sociale
qui se construit à travers un rapport salarial global. Les revendications mises en avant visent
alors à unifier au delà des statuts particuliers et de la situation particulière dans l’organisation
du travail. Les droits collectifs relèvent d’un statut salarial, qui participe de la construction de
ce salariat comme un sujet.
Un salaire minimum peut jouer ce rôle d’unification quelque soit le statut. Des revendications
telles que l’augmentation uniforme (France, Angleterre) jouent le même rôle d’unification par
delà les différences. C’est surtout la protection sociale, autour de la socialisation de la
reproduction de la force de travail, qui joue le vecteur d’une mobilisation sociale et
d’unification du salariat.
« La protection sociale est un élément du salaire total distribué par les instances
politiques du salariat que sont les instances du partenariat social, et non pas une
redistribution. Elle pose tous les salariés, qu’ils soient occupés, chômeurs, en arrêt de
maladie, jeunes en formation ou pensionnés, des cadres aux ouvriers, comme membres du
travailleur collectif »25.
Aujourd’hui, les cotisations sociales (salarié + employeur) représentent, en France, plus de 50
% du salaire. On peut dire que puisque cet argent n’est pas accumulé, il représente la moitié
du budget des ménages. Cette moitié n’est pas dépendante de la valeur attribuée au travail de
chacun, ni du statut, ni de la taille de l’entreprise (ce qui constitue comme nous l’avons vu les
éléments dominants de division du salariat), elle est donc un puissant élément unificateur. Elle
permet de dépasser les contradictions liées à l’organisation du travail dans l’entreprise.
D’ailleurs, les grandes luttes du salariat (1995, 2003) se sont structurées ces dernières années
autour de la défense de la protection sociale.
24 Christian Dufour, Adelheid Hege, Emplois précaires, emploi normal et syndicalisme, Chronique
internationale de l’IRES, N°97, 2005. http://www.ires-fr.org/Chronique-de-l-IRES-No-97-numero
25 Bernard Friot, Puissance du salariat, la Dispute 1998, p 200.
16
L’extension de la sécurité sociale, puis des autres dimensions de la protection sociale,
renforce peu à peu, depuis 50 ans, l’idée d‘un sort commun du salariat, au-delà de ses
différences internes. Cette extension s’est d’ailleurs faite par agglomérats successifs, à partir
des systèmes de protection gagnés dans des entreprises, des branches, puis élargis à tout le
salariat, puis à toutes les couches de la population. Le salariat devient un statut de référence.
« Les syndicats justifient largement leurs places dans leurs pays respectifs par leur capacité
(…) à transformer le travail salarié en statut social de référence. Ils créent ainsi le
salariat. »26 Mieux encore, ce système de protection sociale définit les termes d’un autre
mode de fonctionnement de la société, basé sur la réponse au besoin social et non sur le profit.
C’est à partir de ce message que le mouvement ouvrier est capable de s’adresser à toutes les
couches de la population, en leur proposant historiquement d’intégrer, couches après couches,
la sécurité sociale. Il devient porteur d’un modèle de société qui répond à l’intérêt de tous, il
devient porteur de l’intérêt général comme disait Gramsci.
Assistance ou droits collectifs ?
Ces droits peuvent rejoindre l’idée d’une citoyenneté, de droits afférant à la personne
citoyenne. Ils participent alors de la construction d’un collectif qui fait rejoindre citoyenneté
et salariat. Mais ces droits doivent être reconnus comme participation à la société, pas comme
relevant d’une assistance par l’Etat qui traite alors la pauvreté.
Etat Etat
Droits collectifs Assistance
Classe ouvrière Pauvres
Regrouper les plus exploités autour d’une même situation d’exclusion peut être tentant. Cela
permet de rassembler largement sur un aspect à priori simple. Mais contrairement à ce groupe
des « pauvres » ou des « exclus », le salariat resitue la situation dans le rapport capitaliste. Il
offre aussi un groupe, le salariat, auquel on peut s’identifier.
Les revendications démocratiques peuvent jouer aussi ce rôle d’unification quand elles
mobilisent largement, autour des salariés, d’autres franges de la population.
« La puissance prolétarienne était puissamment combinée (et elle s’en trouvait
renforcée) avec ce qu’on pourrait appeler la conscience jacobine – cet ensemble
d’aspirations, d’expériences, de méthodes et d’attitudes morales dont la révolution
française (et avant elle l’américaine) avait pénétré les pauvres capables de réflexion
et de hardiesse. (…) Ces gens du commun – prolétaires ou non – que la révolution
française avait poussés sur le devant de l’histoire comme acteurs et non plus comme
26 Christian Dufour, Adelheid Hege, Emplois précaires, emploi normal et syndicalisme, Chronique
internationale de l’IRES, N°97, 2005.
17
victimes, trouvèrent leur expression dans le mouvement démocratique (…).
Conscience prolétarienne et conscience jacobine se complétaient l’une l’autre »27.
C’est le lien social lié au territoire qui s’exprime ici, les salariés sont aussi citoyens et par la
revendication de la citoyenneté construisent l’image d’un salariat unifié et capable de porter
les questions de la société.
3/ L’éclatement des collectifs de travail
Une partie de cette unification du salariat s’opère sur les lieux de travail et autour du travail.
Le travail est au centre de notre analyse de la société. Il donne une identité sociale, il permet
de se situer dans la confrontation capital / travail. Notre approche de la classe ouvrière comme
une classe sociale nos amène à ne pas mythifier le travail (entendu ici comme lieu de travail)
comme seul lieu de construction de la classe ouvrière. Une intervention politique dans les
villes, sur des sujets sociaux importants, dans les institutions, participent autant de la
construction de la classe ouvrière comme sujet politique. Il importe de noter quelques
évolutions récentes qui sont déterminantes pour le salariat d’aujourd’hui, l’éclatement du
salariat et l’intensification du travail.
De façon à briser toutes résistances dans sa recherche permanente de profits, le libéralisme
remet sans cesse en cause les formes collectives du travail. C’est d’abord au niveau des statuts
des salariés que porte l’offensive de division : statuts précaires, fragilité de certains salariés…
Cette recherche de rentabilité se traduit par l’intensification du travail. Celle-ci prend la forme
d’un double mécanisme contradictoire :
· Post-taylorisme : la dernière période capitaliste avait été marquée par une baisse de
rentabilité des modes de production, liée à une perte d’efficacité du taylorisme.
L’initiative des salariés, après avoir été bannie ou ignorée, devient un vecteur de
progrès. Mais elle ne peut reposer que sur l’investissement personnel des salariés qui
doivent lui sacrifier jusqu’à leur subjectivité et s’investir dans la finalité du produit.
· Néo-taylorisme : l’augmentation des modes de contrôle de la production, par des
moyens informatiques généralisés, s’étend du travail collectif au travail individuel.
Cette double évolution contradictoire se traduit pas une souffrance accrue pour les salariés,
soumis à ces injonctions contradictoires. Elle est la marque de la volonté de reprendre le
contrôle sur une autonomie grandissante des salariés. cette autonomie est une marque
particulière de l’évolution du capitalisme. Elle s’appuie sur une hausse généralisée des
connaissances et une augmentation de la nécessité de la coordination dans le travail. Ce
mécanisme est appelé par Marx le passage de l’ouvrier de l’industrie vers le General intellect.
Il existe donc un enjeu particulier aujourd’hui pour reconstruire la dimension collective du
travail, la reconstruction des collectifs de travail. Le syndicalisme est l’expression de la
dimension collective de cette relation de travail. Il crée un espace particulier au sein de cette
relation de travail, un espace qui relève de la solidarité, du travail collectif, de la coopération
et qui s’oppose à la mise en concurrence des salariés entre eux. C’est autour de la
reconnaissance du droit de coalition que s’est construit le syndicalisme, intégrant tout autant
le droit de grève que l’organisation dont se dote la classe ouvrière au XIXe siècle.
Le travail est un rapport social. Il est à l’intersection entre un rapport de domination (sur la
classe ouvrière, l’obligeant à travailler) et un rapport d’exploitation (de la classe ouvrière).
27 E. Hobsbawm, L’ère des révolutions, Fayard 1998, p 270.
18
4/ Représentation organique / représentation politique
La présentation précédente s’appuie implicitement sur l’idée que le syndicalisme a pour tache
de représenter l’ensemble de la classe ouvrière au delà de ses contradictions (mais cette
représentation unifiée de la classe ouvrière peut prendre d’autres formes suivant les pays).
L’expression d’un intérêt commun aboutit seulement à une représentation organique, issue de
la situation commune d’une classe sociale.
« Le second moment est celui où tous les membres du groupe social prennent conscience de
leur solidarité d’intérêts, mais encore dans les limites du champ purement économique. Dès
ce moment-là se pose la question de l’Etat, mais seulement en tant qu’il s’agit d’obtenir
l’égalité politico-juridique avec les groupes dominants, puisque l’on revendique le droit de
participer à la législation et à l’administration, et au besoin de les modifier, de les réformer,
mais dans les cadres fondamentaux existants » (Gramsci, Notes sur Machiavel, 13e Cahier de
prison 1931)
Mais la classe ouvrière ne peut s’affirmer comme classe dominée. Elle s’affirme au contraire
par la lutte quotidienne de résistance qui intègre cette dimension émancipatrice. Pour exister,
elle doit porter un projet d’émancipation, un projet d’une autre société. Ceci ouvre à l’action
politique.
C’est ce qu’exprime Gramsci en proposant une troisième étape :
« Le troisième moment est marqué par la conscience que les intérêts corporatifs
propres, dans leur développement présent et futur, dépassent la sphère corporative,
celle du groupe purement économique, et qu’ils peuvent et doivent devenir les intérêts
d’autres groupes subordonnés. (…) C’est la phase dans laquelle les idéologie qui
avaient germé antérieurement deviennent “ parti ”, en viennent à se mesurer et
entrent en lutte, jusqu’à ce que l’une d’entre elles , ou, du moins, une combinaison
seulement de plusieurs d’entre elles, tende à prévaloir, à s’imposer, à se propager à
toute l’aire sociale, en déterminant non seulement l’unité à des fins économiques et
politiques, mais aussi l’unité intellectuelle et morale, en situant toutes les questions
autour desquelles la lutté fait rage non sur le plan corporatif, mais sur le plan
“ universel ” et en instaurant ainsi l’hégémonie d’un groupe social fondamental sur
une série de groupes subordonnés. » (idem)
Cette volonté d’émancipation ne peut exister qu’à travers une stratégie. C’est ce qu’exprime
l’existence des partis politiques, expressions politiques de cette classe ouvrière et de son
projet. C’est cette conscience de classe qui émerge au XIXème siècle, qui correspond à la
jonction entre la révolution industrielle (Angleterre) et la révolution française et qu’il faut
sans cesse reconstruire :
« Ce qu’il y avait de nouveau dans le mouvement ouvrier du début du XIXe siècle,
c’est une conscience de classe et une ambition de classe. (…) La révolution française
a donné à cette classe nouvelle la confiance en soi. La révolution industrielle l’a
marquée du besoin d’une mobilisation permanente. »28
C’est donc une double représentation qui correspond à ces deux tâches. Une représentation
« organique », unifiée, souvent représentée par le syndicalisme ; et une représentation
politique, stratégique, concrétisée par des partis politiques différents.
28 E. Hobsbawm, L’ère des révolutions, Fayard 1998 p 268.
19
5/ Un objectif stratégique : unifier la classe ouvrière ; d’émancipation : bâtir de
nouveaux rapports sociaux
L’analyse sociologique des classes sociales est intimement liée au projet politique que nous
portons. Une analyse de la disparition de la classe ouvrière identifiée pourrait amener à
plusieurs types de conclusions (si on écarte l’aplatissement devant l’ordre existant, devant un
capitalisme devenu, pour l’essentiel de la social-démocratie, « horizon indépassable ») :
· la première serait la recherche d’un nouveau sujet révolutionnaire aux marges de la
société, dans les capacités subversives des plus précaires alliés aux intellectuels29. Cette
vision, qui sous-estime les luttes toujours menées par le salariat traditionnel, ne peut que
conduire à l’impasse : le « précariat » est lui-même profondément hétérogène et, si
certaines de ses composantes sont capables de mener des actions radicales, elles pèsent
peu sur les centres stratégiques du système et surtout la coordination des salariés est
éphémère, et le projet collectif ne peut qu’être réduit.
· Une seconde vision met en avant les luttes contre les oppressions comme des éléments
fondamentaux et relativisent la lutte économique.
Après 1995 et le grand mouvement social en France, Pierre Bourdieu a théorisé les
« nouveaux mouvements sociaux » les sujets révolutionnaires remplaçant la classe
ouvrière (elle-même trop dominée pour se révolter). Cette vision a des ressorts réels : le
bilan des courants dominants du mouvement ouvrier traditionnel, l’incapacité voire le
refus de courants même révolutionnaires de prendre en charge les luttes hors de
l’entreprise, les luttes des femmes, des homosexuels, etc. Mais nous ne partageons pas le
pessimisme concernant la classe ouvrière de ce courant, qui la considère comme opprimée
et incapable de s’émanciper30. Les mouvements sociaux doivent se lier avec le
mouvement ouvrier et y trouver (et lui donner) un sens commun.
· Une troisième vision s’appuie sur la progression d’un « général intellect » : chacun
participe, dans ce « capitalisme cognitif », de la création de la valeur par sa participation à
la vie sociale. L’affrontement avec le capitalisme devient l’affrontement avec un système
généralisé à la planète. Ce sont les mouvements sociaux qui portent alors la confrontation
principale avec le système capitaliste.
Des rapports d’exploitation identifiés, mettent en scène dans une confrontation
irréductible une classe capitaliste et une classe ouvrière (prise au sens large).
L’unification de la classe ouvrière, autour de l’édification d’un intérêt commun
dépassant les contradictions internes, à travers, un projet anticapitaliste, devient un
objectif stratégique central. Cette unification permet de dépasser la situation de
domination, pour un projet commun d’émancipation. Et c’est au coeur des rapports
sociaux que se trouve le ressort historique pour construire de nouveaux rapports
émancipés31.
La classe ouvrière peut alors se poser comme le sujet historique de la transformation
sociale :
« La classe ouvrière se présente d’emblée non pas comme classe, mais comme
représentant la société toute entière »32.
29 Antonio Negri, « Refonder la gauche italienne », Le Monde diplomatique, août 2002.
30 Pierre Bourdieu, La distinction, critique sociale du jugement, éditions de Minuit, Paris, 2007 (1979).
31 Voir notamment Louis-Marie Barnier, Rapport social et autonomie, revue Que faire?, janvier 2008.
http://lmbarnier.free.fr/documents/BARNIER-rapport-social-et-autonomie-janvier08.pdf
32 Marx, Engels, L’idéologie allemande, « Feuerbach », éd sociale 1976, p 46.
20
Annexe I
Bibliographie
Pierre Bourdieu P., 2007 (1979), La distinction, critique sociale du jugement, éditions de Minuit, Paris. (un livre
fondamental dans l’approche de Pierre Bourdieu des classe sociale, et de la classe ouvrière plus exactement).
Christian Dufour, Adelheid Hege, Emplois précaires, emploi normal et syndicalisme, Chronique internationale
de l’IRES, N°97, 2005.
E. Hobsbawm, L’ère des révolutions, Fayard 1998 (les trois tomes décrivent la constitution
des fondements des rapports sociaux dans le capitalisme, bien qu’étant sans doute européocentriste…).
Maalouf, Les identités meurtrières, Grasset 1998.
Et mon site : http://lmbarnier.free.fr
21
Annexe II
Travail en groupe.
Pour mieux appréhender cette question de la classe ouvrière, nous proposons que
les groupes cherchent des exemples concrets, parmi les situations des membres du
groupes, qui permettent de comprendre les trois parties de l’exposé, la notion de
rapport social, les éléments objectifs de la classe ouvrière et la construction
subjective de la classe ouvrière.
1ère phase / Chaque groupe choisira un exemple parmi les rapports sociaux cités,
afin de déterminer les groupes antagoniques, la forme de confrontation, l’enjeu de la
confrontation.
2e phase / Chaque groupe choisira un pays parmi les descriptions des compositions
sociales des pays suivants (Algérie, France, Pakistan, Indonésie), pour en déduire le
poids (de façon très indicative !) de la classe ouvrière (en % de la population),
d’autres classes sociales et les questions politiques qui en découlent.
3e phase / Chaque groupe essaiera de mettre en évidence une ou plusieurs
revendications de type salarial et une ou plusieurs revendications de type
professionnel, en expliquant le fonctionnement dans un ou des pays.