"Parti unique ou pluripartisme", in Résolution du XIIème Congrès Mondial de la IVème Internationale "Dictature du prolétariat et démocratie socialiste" (Extraits)
4.Parti unique ou pluripartisme ?
Sans la liberté totale d'organiser des groupes, tendances et partis politiques, il n'y a pas d'éclosion pleine et entière des droits et libertés démocratiques des masses laborieuses sous la dictature du prolétariat. Par leur vote libre, les travailleurs et les paysans pauvres indiqueront eux-mêmes quels sont les partis qu'ils souhaitent voir représentés dans le système des soviets. Dans ce sens, la liberté d'organisation de groupes, tendances et partis différents, constitue une précondition pour l'exercice du pouvoir politique par la classe ouvrière : la démocratie des soviets est inconcevable sans la légalisation des partis" (Programme de transition de la IVe Internationale.)
Sans une telle liberté, non limitée par des restrictions idéologiques, il ne peut y avoir de conseils de travailleurs réellement et librement élus, ni un véritable exercice du pouvoir par ces conseils de travailleurs.
Des restrictions de cette liberté ne seraient pas des restrictions de droits politiques de l'ennemi de classe mais des restrictions de droits politiques du prolétariat. Socialement, cette liberté constitue une précondition pour que la classe ouvrière puisse arriver collectivement, en tant que classe, à un point de vue commun ou du moins à un point de vue majoritaire, sur les problèmes innombrables de tactique, de stratégie et même de théorie (de programme) qu'implique la tâche gigantesque de construire une société sans classes sous la direction de masses traditionnellement opprimées, exploitées et écrasées. Sans cette liberté d'organiser des groupes, tendances et partis politiques, il ne peut y avoir de réelle démocratie socialiste.
Les marxistes révolutionnaires rejettent la déviation substitutionniste, élitaire, paternaliste et bureaucratique du marxisme qui conçoit la révolution socialiste, la conquête du pouvoir et l'exercice du pouvoir sous la dictature du prolétariat comme la tâche du parti révolutionnaire agissant «au nom» de la classe.
La dictature du prolétariat doit signifier ce que les mots mêmes expriment, et ce qui est explicitement formulé dans la tradition théorique aussi bien que Marx et Lénine, c'est-à-dire le pouvoir de la classe ouvrière en tant que classe (des «producteurs associés»). L'émancipation des travailleurs ne peut être que l'oeuvre des travailleurs eux-mêmes et non pas le produit d'un prolétariat en voie d'éducation par des administrateurs révolutionnaires bienveillants et éclairés. Il est donc évident que le rôle dirigeant du parti révolutionnaire aussi bien dans la conquête du pouvoir que dans la construction d'une société sans classes ne peut consister que dans la conquête de l'hégémonie politique au sein d'une classe de plus en plus engagée dans l'activité autonome. Il s'agit pour ce parti de conquérir la majorité au sein de la classe en faveur de ses propositions, par des moyens politiques et non administratifs ou répressifs.
Dans la dictature du prolétariat, sous sa forme achevée, le pouvoir d'État est exercé par des conseils des travailleurs démocratiquement élus. Le parti révolutionnaire combat pour une ligne politique correcte et pour la direction politique au sein de ces conseils des travailleurs, sans se subsister à eux. Parti et État restent des entités strictement séparées et distinctes.
Mais des conseils de travailleurs réellement représentatifs et démocratiquement élus ne peuvent exister que si les masses ont le droit d'y élire ceux qu'elles choisissent, sans distinctions et sans préconditions restrictives quant aux convictions idéologiques et politiques des délégués élus. (Cela ne s'applique pas à des partis engagés dans la lutte armée contre l'État ouvrier, c'est-à-dire à des conditions de guerre civile). De même, les conseils des travailleurs ne peuvent fonctionner démocratiquement que si tous les délégués élus jouissent du droit de pouvoir constituer des groupes, des tendances ou des partis, s'ils ont accès aux moyens de diffusion massive, s'ils peuvent défendre leurs plates-formes différentes devant les masses et s'ils ont le droit de les soumettre aux débats publics et à l'épreuve de l'expérience. Plus généralement, toute restriction d'organisation limite la liberté du prolétariat d'exercer le pouvoir politique, c'est-à-dire limite la démocratie ouvrière, ce qui serait contraire aux intérêts historiques de la classe ouvrière, aux besoins de consolider le pouvoir des travailleurs, aux intérêts de la révolution mondiale et de la construction du socialisme.
La théorie marxiste de l'État n'inclut d'aucune manière le concept qu'un système de parti unique serait une précondition nécessaire ou une caractéristique du pouvoir des travailleurs, de l'État ouvrier, ou de la dictature du prolétariat. Dans aucun écrit théorique soit de Marx, d'Engels, de Lénine ou de Trotsky, ni dans aucun document programmatique de la IIIe Internationale sous Lénine, pareille défense du système du parti unique n'est jamais apparue. Les théories qui ont été formulées plus tard, telles la conception stalinienne grossière selon laquelle les classes sociales auraient, à travers toute l'Histoire, toujours été représentées par un seul parti, sont historiquement fausses et ne servent que d'apologies pour le monopole du pouvoir politique usurpé par la bureaucratie soviétique et ses héritiers idéologiques dans les autres États ouvriers bureaucratisés - un monopole fondé sur l'expropriation politique de la classe ouvrière.
L'histoire - y compris les soubresauts dans la République populaire de Chine, en Pologne, en Yougoslavie, à Grenada, au Nicaragua -confirme que Trotsky avait raison quand il affirma que: «Les classes sont hétérogènes, déchirées par des antagonismes intérieurs, et n'arrivent à leurs fins communes que par la lutte des tendances, des groupements et des partis. On ne trouvera pas dans l'histoire politique un seul parti représentant une classe unique si, bien entendu, on ne consent pas à prendre une fiction policière pour la réalité.» («La Révolution Trahie» , Ed. de Minuit, Paris, 1963, pp.613-614).
C'était vrai pour la bourgeoisie sous le féodalisme. C'est vrai pour la classe ouvrière sous le capitalisme. Cela reste vrai pour classe ouvrière sous la dictature du prolétariat et au cours du processus de construction du socialisme.
Si on dit que seuls les partis et organisations qui n'ont pas de programme ou d'idéologie bourgeois (et petits-bourgeois), ou qui ne sont pas «engagés dans la propagande et/ou l'agitation antisocialiste ou antisoviétique» peuvent être légalisés, où va-t-on tracer la ligne de démarcation? Des partis ayant une majorité de membres originaires de la classe ouvrière mais en même temps une idéologie bourgeoise seront-ils interdits? Comment peut-on concilier pareille position avec le concept de l'élection libre des conseils des travailleurs ? Quelle est la ligne de démarcation entre le «programme bourgeois» et l'«idéologie réformiste»? Doit-on dès lors interdire également les partis réformistes? Supprimera-t-on la social-démocratie?
Ne fut-ce que sur la base de la tradition historique, il est inévitable que pareille influence réformiste continue à survivre longtemps dans la classe ouvrière de nombreux pays. Pareille survivance ne sera pas limitée par la répression administrative. Au contraire, une telle répression tendra plutôt à la renforcer. Le meilleur moyen de combattre les illusions et les idées réformistes, c'est la combinaison d'une lutte idéologique et de l'émergence de conditions matérielles favorables à la disparition de telles illusions. Mais cette lutte idéologique perd beaucoup de son efficacité dans des conditions de répression administrative et d'absence d'un libre débat d'échanges d'idées.
Si le parti révolutionnaire fait de l'agitation en faveur de l'interdiction de la social-démocratie ou d'autres formations réformistes, il deviendra mille fois plus difficile de maintenir la liberté de tendance et la tolérance des fractions dans ses propres rangs, car l'hétérogénéité politique de la classe ouvrière tendra dès lors inévitablement à se refléter au sein du parti unique.
La véritable alternative n'est donc pas: ou bien la liberté pour ceux qui ont un véritable programme socialiste, ou bien la liberté pour tous les partis politiques, La véritable alternative est la suivante: ou bien la démocratie ouvrière avec le droit des masses d'élire tous ceux qu'elles choisissent et la liberté d'organisation politique pour tous ceux qui respectent dans les faits la constitution soviétique (y compris avec des idéologies ou un programme bourgeois ou petit-bourgeois), ou bien une restriction décisive des droits politiques de la classe ouvrière elle-même avec toutes les conséquences qui en découlent. La restriction systématique de l'existence des partis politiques conduit à la restriction systématique de la démocratie ouvrière et tend inévitablement à restreindre la liberté au sein du parti révolutionnaire d'avant-garde lui-même.
Lorsque nous disons que nous sommes en faveur d'une légalisation de tous les partis soviétiques; c'est-à-dire de tous partis qui respectent dans les faits la constitution soviétique, cela n'implique d'aucune manière une sous-estimation de la confusion, des erreurs et même des défaites partielles qui peuvent résulter et qui résulteront de la propagation de programmes erronés et d'influences de classe étrangères au prolétariat par de tels partis.
Cela implique encore moins que nous appelions les travailleurs à constituer des partis sur la base de ce que nous estimons être des programmes, des plates-formes ou des lignes politiques erronés. Nous affirmons seulement que la suppression administrative artificielle de tels partis - artificielle dans la mesure où ils continueraient à correspondre à des courants d'opinion réels au sein des masses, même après leur suppression -, loin de réduire de tels dangers, les accroîtrait.
L'homogénéisation politique, idéologique et culturelle de la classe ouvrière, qui amènera la masse des travailleurs au point où elle est capable de substituer à la machine étatique une communauté libre de citoyens s'administrant eux-mêmes, c'est-à-dire d'achever la construction du socialisme et le dépérissement de l'État, représente une tâche historique gigantesque. Elle ne dépend pas seulement de préconditions matérielles évidentes. Elle réclame aussi un apprentissage politique spécifique: «L'existence de gens critiques, d'opposants, de dissidents, de mécontents et de réactionnaires, insuffle vie et vigueur à la révolution. La confrontation et la polémique développent les muscles idéologiques et politiques du peuple. C'est une gymnastique permanente, un antidote à l'ankylose, à la passivité » («Tomas Borge nous parle», Granma, éd. hebdommadaire en français, 7 octobre 1984).
Fidel Castro avait de même proclamé dans sa polémique contre Escalante: «La Révolution doit être une école de pensée sans entraves.» Même si la pratique n'a pas toujours correspondu à ces proclamations, elles représentent la continuité programmatique du marxisme en la matière, qu'il faut défendre envers et contre tout.
L'expérience historique a confirmé qu'en dehors des conditions d'une véritable démocratie ouvrière, ce processus d'apprentissage des masses à l'auto-administration ne peut qu'être retardé ou même inversé, comme ce fut manifestement le cas en URSS. L'expérience historique a également confirmé qu'aucune véritable démocratie ouvrière n'est possible sans pluralisme politique.