Matériel de lecture Marx
Léon Trotsky: Mendeleïev et le marxisme [1]
Écologie, le lourd héritage de Léon Trotsky
[2]
ABOLITION DE LA DIVISION DU TRAVAIL ET DE LA SEPARATION VILLE-CAMPAGNE
(Engels, Anti-Dühring, Socialisme. III. La production)
La première grande division du travail elle-même, la séparation de la ville et de la campagne, a condamné la population rurale à des milliers d'années d'abêtissement et les citadins chacun à l'asservissement à son métier individuel. Elle a anéanti les bases du développement intellectuel des uns et du développement physique des autres. Si le paysan s'approprie le sol et le citadin son métier, le sol s'approprie tout autant le paysan et le métier l'artisan. En divisant le travail, on divise aussi l'homme. Le perfectionnement d'une seule activité entraîne le sacrifice de toutes les autres facultés physiques et intellectuelles. Cet étiolement de l'homme croît dans la mesure même où croît la division du travail, qui atteint son développement maximum dans la manufacture. La manufacture décompose le métier en ses opérations partielles singulières et assigne chacune d'elles à un ouvrier singulier comme étant sa profession à vie, elle l'enchaîne ainsi pour toute sa vie à une fonction partielle déterminée et à un outil déterminé.
Les utopistes savaient déjà parfaitement à quoi s'en tenir sur les effets de la division du travail, sur l'étiolement d'une part de l'ouvrier, d'autre part de l'activité laborieuse elle-même, qui se limite à la répétition mécanique, uniforme, pendant toute la vie, d'un seul et même acte. La suppression de l'opposition de la ville et de la campagne est réclamée par Fourier ainsi que par Owen comme la première condition fondamentale de la suppression de l'antique division du travail en général. Chez tous deux, la population doit se répartir sur le pays en groupes de 1.600 à 3.000 âmes; chaque groupe habite au centre de son canton territorial un palais géant avec ménage commun.
Chez tous deux, l'homme doit se développer d'une manière universelle par une activité pratique universelle et le charme attrayant que la division fait perdre au travail, doit lui être rendu, d'abord par cette diversité et la brièveté correspondante de la 'séance' consacrée à chaque travail particulier, pour reprendre l'expression de Fourier. Tous deux ont dépassé de beaucoup le mode de pensée des classes exploiteuses légué à M. Dühring, qui tient l'opposition de la ville et de la campagne pour inévitable de par la nature de la chose .
En se rendant maîtresse de l'ensemble des moyens de production pour les employer socialement selon un plan, la société anéantit l'asservissement antérieur des homme à leurs propres moyens de production. Il va de soi que la société ne peut pas se libérer sans libérer chaque individu. Le vieux mode de production doit donc forcément être bouleversé de fond en comble, et surtout la vieille division du travail doit disparaître. A sa place doit venir une organisation de la production dans laquelle, d'une part, aucun individu ne peut se décharger sur d'autres de sa part de travail productif, condition naturelle de l'existence humaine; dans laquelle, d'autre part, le travail productif, au lieu d'être moyen d'asservissement, devient moyen de libération des hommes, en offrant à chaque individu la possibilité de perfectionner et de mettre en oeuvre dans toutes les directions l'ensemble de ses facultés physiques et intellectuelles, et dans laquelle, de fardeau qu'il était, le travail devient un plaisir.
Cela n'est plus aujourd'hui une fantaisie, un vœu pieux. Avec le développement actuel des forces productives, l'accroissement de la production donné dans le fait même de la socialisation des forces productives, l'élimination des entraves et des perturbations qui résultent du mode de production capitaliste, celle du gaspillage de produits et de moyens de production, suffisent déjà, en cas de participation universelle au travail, pour réduire le temps de travail à une mesure qui, selon les idées actuelles, sera minime.
Il n'est pas vrai, d'autre part, que la suppression de l'ancienne division du travail soit une revendication uniquement réalisable aux dépens de la productivité du travail. Au contraire, par la grande industrie, elle est devenue condition de la production elle-même.
“ L'exploitation mécanique supprime la nécessité de consolider cette distribution en enchaînant, comme dans les manufactures, pour toujours, le même ouvrier à la même besogne. Puisque le mouvement d'ensemble de la fabrique procède de la machine et non de l'ouvrier, un changement continuel du personnel n'amènerait aucune interruption dans le procès de travail... Enfin, la rapidité avec laquelle les enfants apprennent le travail à la machine supprime radicalement la nécessité de le convertir en vocation exclusive d'une classe particulière de travailleurs (Marx, Le Capital). ”
Mais tandis que le mode capitaliste d'emploi du machinisme est obligé de perpétuer la vieille division du travail avec sa spécialisation ossifiée, bien que celle-ci soit devenue techniquement superflue, le machinisme lui-même se rebelle contre cet anachronisme. La base technique de la grande industrie est révolutionnaire.
“ Au moyen de machines, de procédés chimiques et d'autres méthodes, elle bouleverse avec la base technique de la production, les fonctions des travailleurs et les combinaisons sociales du travail, dont elle ne cesse de révolutionner la division établie en lançant sans interruption des masses de capitaux et d'ouvriers d'une branche de production dans une autre. La nature même de la grande industrie nécessite le changement dans le travail, la fluidité des fonctions, la mobilité universelle du travailleur... Nous avons vu que cette contradiction absolue... finit par détruire toutes les garanties de vie du travailleur..., qu'elle aboutit... à la dilapidation la plus effrénée des forces de travail et aux ravages de l'anarchie sociale. C'est là le côté négatif. Mais si la variation dans le travail ne s'impose encore qu'à la façon d'une loi physique dont l'action, en se heurtant partout à des obstacles, les brise aveuglément, les catastrophes mêmes que fait naître la grande industrie imposent la nécessité de reconnaître le travail varié et, par conséquent, le plus grand développement possible des diverses aptitudes du travailleur comme une loi de la production moderne, et il faut à tout prix que les circonstances s'adaptent au fonctionnement normal de cette loi. C'est une question de vie ou de mort. Oui, la grande industrie oblige la société, sous peine de mort, à remplacer l'individu morcelé, porte-douleur d'une fonction productive de détail, par l'individu intégral qui sache tenir tête aux exigences les plus diversifiées du travail et ne donne, dans des fonctions alternées, qu'un libre essor à la diversité de ses capacités naturelles ou acquises(id.). ”
En nous enseignant à transformer le mouvement moléculaire, que l'on peut produire plus ou moins partout, en mouvement de masse à des fins techniques, la grande industrie a, dans une mesure considérable, libéré la production industrielle des barrières locales. La force hydraulique était locale, la force de la vapeur est libre. Si la force hydraulique est nécessairement rurale, la force de la vapeur n'est en aucune façon nécessairement urbaine. C'est son application capitaliste qui la concentre d'une façon prépondérante dans les villes et transforme les villages de fabriques en villes de fabriques. Mais par là, elle mine en même temps les conditions de sa propre mise en oeuvre. La première exigence de la machine à vapeur et l'exigence capitale de presque toutes les branches d'exploitation de la grande industrie est une eau relativement pure. Or la ville de fabriques transforme toute eau en purin puant. Bien que la concentration urbaine soit une condition fondamentale de la production capitaliste, chaque capitaliste industriel pris à part tend donc toujours à quitter les grandes villes que cette concentration a de toute nécessité engendrées pour réaliser une exploitation rurale. (…)
De nouveau, seule la suppression du caractère capitaliste de l'industrie moderne est capable de supprimer ce nouveau cercle vicieux où elle tombe, cette contradiction à laquelle elle revient sans cesse. Seule une société qui engrène harmonieusement ses forces productives l'une dans l'autre selon les lignes grandioses d'un plan unique peut permettre à l'industrie de s'installer à travers tout le pays, avec cette dispersion qui est la plus convenable à son propre développement et au maintien ou au développement des autres éléments de la production.
La suppression de l'opposition de la ville et de la campagne n'est donc pas seulement possible. Elle est devenue une nécessité directe de la production industrielle elle-même, comme elle est également devenue une nécessité de la production agricole et, par-dessus le marché, de l'hygiène publique. Ce n'est que par la fusion de la ville et de la campagne que l'on peut éliminer l'intoxication actuelle de l'air, de l'eau et du sol; elle seule peut amener les masses qui aujourd'hui languissent dans les villes au point où leur fumier servira à produire des plantes, au lieu de produire des maladies.
L'industrie capitaliste s'est déjà rendue relativement indépendante des barrières locales que constituaient les lieux de production de ses matières premières. Dans sa grande masse, l'industrie textile travaille des matières premières importées. Les minerais de fer espagnols sont travaillés en Angleterre et en Allemagne, les minerais de cuivre d'Espagne et d'Amérique du Sud en Angleterre. (…) La société libérée des barrières de la production capitaliste peut aller bien plus loin encore. En produisant une race de producteurs développés dans tous les sens, qui comprendront les bases scientifiques de l'ensemble de la production industrielle et dont chacun aura parcouru dans la pratique toute une série de branches de production d'un bout à l'autre, elle créera une nouvelle force productive compensant très largement le travail de transport des matières premières ou des combustibles tirés de grandes distances.
La suppression de la séparation de la ville et de la campagne n'est donc pas une utopie, même en tant qu'elle a pour condition la répartition la plus égale possible de la grande industrie à travers tout le pays. Certes, la civilisation nous a laissé, avec les grandes villes, un héritage qu'il faudra beaucoup de temps et de peine pour éliminer. Mais il faudra les éliminer et elles le seront, même si c'est un processus de longue durée.
« DOMINATION » DE LA NATURE, DIALECTIQUE DU PROGRES, CAPITAL ET COURT-TERMISME
(Engels, Dialectique de la Nature, pp. 141 et suivantes)
Bref, l'animal utilise seulement la nature extérieure et provoque en elle des modifications par sa seule présence ; par les changements qu'il y apporte, l'homme l'amène à servir à ses fins, il la domine. Et c'est en cela que consiste la dernière différence essentielle entre l'homme et le reste des animaux, et cette différence, c'est encore une fois au travail que l'homme la doit. Cependant ne nous flattons pas trop de nos victoires sur la nature. Elle se venge sur nous de chacune d'elles. Chaque victoire a certes en premier lieu les conséquences que nous avons escomptées, mais, en second et en troisième lieu, elle a des effets tout différents, imprévus, qui ne détruisent que trop souvent ces premières conséquences. Les gens qui, en Mésopotamie, en Grèce, en Asie Mineure et autres lieux essartaient les forêts pour gagner de la terre arable, étaient loin de s'attendre à jeter par là les bases de l'actuelle désolation de ces pays, en détruisant avec les forêts les centres d'accumulation et de conservation de l'humidité. Sur le versant sud des Alpes, les montagnards italiens qui saccageaient les forêts de sapins, conservées avec tant de sollicitude sur le versant nord, n'avaient pas idée qu'ils sapaient par là l'élevage de haute montagne sur leur territoire ; ils soupçonnaient moins encore que, par cette pratique, ils privaient d'eau leurs sources de montagne pendant la plus grande partie de l'année et que celles-ci, à la saison des pluies, allaient déverser sur la plaine des torrents d'autant plus furieux. Ceux qui répandirent la pomme de terre en Europe ne savaient pas qu'avec les tubercules farineux ils répandaient aussi la scrofulose (*). Et ainsi les faits nous rappellent à chaque pas que nous ne régnons nullement sur la nature comme un conquérant règne sur un peuple étranger, comme quelqu'un qui serait en dehors de la nature, mais que nous lui appartenons avec notre chair, notre sang, notre cerveau, que nous sommes dans son sein et que toute notre domination sur elle réside dans l'avantage que nous avons sur l'ensemble des autres créatures de connaître ses lois et de pouvoir nous en servir judicieusement. Et en fait nous apprenons chaque jour à comprendre plus correctement ces lois et à connaître les conséquences plus ou moins lointaines de nos interventions dans le cours normal des choses de la nature. Surtout depuis les énormes progrès de la science de la nature au cours de ce siècle, nous sommes de plus en plus à même de connaître aussi les conséquences naturelles lointaines, tout au moins de nos actions les plus courantes dans le domaine de la production, et, par suite, d'apprendre à les maîtriser. Mais plus il en sera ainsi, plus les hommes non seulement sentiront, mais sauront à nouveau qu'ils ne font qu'un avec la nature et plus deviendra impossible cette idée absurde et contre nature d'une opposition entre l'esprit et la matière, l'homme et la nature, l'âme et le corps, idée qui s'est répandue en Europe depuis le déclin de l'antiquité classique et qui a connu avec le christianisme son développement le plus élevé. Mais s'il a déjà fallu le travail de millénaires, pour que nous apprenions dans une certaine mesure à calculer les effets naturels lointains de nos actions visant la production, ce fut bien plus difficile encore en ce qui concerne les conséquences sociales lointaines de ces actions. Nous avons fait mention de la pomme de terre et de la propagation de la scrofulose qui l'a suivie. Mais qu'est-ce que la scrofulose à côté des effets qu'a eus sur les conditions de vie des masses populaires de pays entiers la réduction de la nourriture de la population laborieuse aux seules pommes de terre ? Qu'est-elle à côté de la famine qui, à la suite de la maladie de la pomme de terre, s'abattit sur l'Irlande en 1847, conduisit à la tombe un million d'Irlandais se nourrissant exclusivement ou presque exclusivement de ces tubercules et en jeta deux millions de l'autre côté de l'Océan ? Lorsque les Arabes apprirent à distiller l'alcool, il ne leur vint pas à l'idée, même en rêve, qu'ils venaient de créer un des principaux instruments avec lesquels on rayerait de la face du monde les populations indigènes de l'Amérique non encore découverte. Et, lorsque ensuite Christophe Colomb découvrit l'Amérique, il ne savait pas que, ce faisant, il rappelait à la vie l'esclavage depuis longtemps disparu en Europe et jetait les bases de la traite des noirs. Les hommes qui, aux XVIIe et XVIIIe siècles, travaillaient à réaliser la machine à vapeur, n'avaient pas idée qu'ils créaient l'instrument qui, plus qu'aucun autre, allait bouleverser l'ordre social du monde entier, et en particulier d'Europe, en concentrant la richesse du côté de la minorité et le dénuement du côté de l'immense majorité; la machine à vapeur allait en premier procurer la domination politique et sociale à la bourgeoisie, mais ensuite elle engendrerait entre la bourgeoisie et le prolétariat une lutte de classes qui ne peut se terminer qu'avec la chute de la bourgeoisie et l'abolition de toutes les oppositions de classes. Mais, même dans ce domaine, nous apprenons peu à peu, au prix d'une longue et souvent dure expérience et grâce à la confrontation et à l'étude des matériaux historiques, à élucider les conséquences sociales indirectes et lointaines de notre activité productive et, de ce fait, la possibilité nous est donnée de dominer et de régler ces conséquences aussi. Mais, pour mener à bien cette réglementation, il faut plus que la seule connaissance. Il faut un bouleversement complet de tout notre mode de production passé et, avec lui, de tout notre régime social actuel. Tous les modes de production passés n'ont visé qu'à atteindre l'effet utile le plus proche, le plus immédiat du travail. On laissait entièrement de côté les conséquences lointaines, celles qui n'intervenaient que par la suite, qui n'entraient en jeu que du fait de la répétition et de l'accumulation progressives. La propriété primitive en commun du sol correspondait d'une part à un stade de développement des hommes qui limitait, somme toute, leur horizon à ce qui était le plus proche et supposait, d'autre part, un certain excédent du sol disponible qui laissait une certaine marge pour parer aux conséquences néfastes éventuelles de cette économie absolument primitive. Une fois cet excédent de sol épuisé, la propriété commune tomba en désuétude. Toutes les formes de production supérieures ont abouti à séparer la population en classes différentes et, par suite, à opposer classes dominantes et classes opprimées; mais en même temps l'intérêt de la classe dominante est devenu l'élément moteur de la production, dans la mesure où celle-ci ne se limitait pas à entretenir de la façon la plus précaire l'existence des opprimés. C'est le mode de production capitaliste régnant actuellement en Europe occidentale qui réalise le plus complètement cette fin. Les capitalistes individuels qui dominent la production et l'échange ne peuvent se soucier que de l'effet utile le plus immédiat de leur action. Et même cet effet utile, - dans la mesure où il s'agit de l'usage de l'article produit ou échangé, - passe entièrement au second plan ; le profit à réaliser par la vente devient le seul moteur. La science sociale de la bourgeoisie, l'économie politique classique, ne s'occupe principalement que des effets sociaux immédiatement recherchés des actions humaines orientées vers la production et l'échange. Cela correspond tout à fait à l'organisation sociale, dont elle est l'expression théorique. Là où des capitalistes individuels produisent et échangent pour le profit immédiat, on ne peut prendre en considération au premier chef que les résultats les plus proches, les plus immédiats. Pourvu que individuellement le fabricant ou le négociant vende la marchandise produite ou achetée avec le petit profit d'usage, il est satisfait et ne se préoccupe pas de ce 'il advient ensuite de la marchandise et de son acheteur. Il en va de même des effets naturels de ces actions. Les planteurs espagnols à Cuba qui incendièrent les forêts sur les pentes et trouvèrent dans la cendre assez d'engrais pour une génération d'arbres à café extrêmement rentables, que leur importait que, par la suite, les averses tropicales emportent la couche de terre superficielle désormais sans protection, ne laissant derrière elle que les rochers nus ? Vis-à-vis de la nature comme de la société, on ne considère principalement, dans le mode de production actuel, que le résultat le plus proche, le plus tangible ; et ensuite on s'étonne encore que les conséquences lointaines des actions visant à ce résultat immédiat soient tout autres, le plus souvent tout à fait opposées ; que l'harmonie de l'offre et de la demande se convertisse en son opposé polaire ainsi que nous le montre le déroulement de chaque cycle industriel décennal, et ainsi que l'Allemagne en a eu un petit avant-goût avec le « krach »; que la propriété privée reposant sur le travail personnel évolue nécessairement vers l'absence de té des travailleurs, tandis que toute possession se concentre en plus entre les mains des non-travailleurs ; que [...]
(*)A l'époque où Engels écrivait ces lignes, c'était une opinion répandue dans les milieux médicaux que la scrofulose (la tuberculose des glandes du cou) était due à la consommation des pommes de terre. Il y a bien une liaison causale, dans ce sens que la scrofulose est une affection des gens mal nourris, y compris ceux dont la nourriture se compose exclusivement de pommes de terre. Mais il n'est pas absolument évident que les pommes de terre en tant que telles jouent un rôle dans la genèse de cette maladie. (N.R.)
K.Marx: Industrie et agriculture [3]
D.Tanuro: Marxisme, énergie et écologie: l'heure de vérité
Le défi climatique ne peut être relevé sans une révolution énergétique impliquant une réduction importante de la consommation d’énergie, donc de la transformation de matières. L’œuvre de Marx peut-elle aider à concevoir cette gigantesque transformation? La réponse est contradictoire. A l’actif : l’analyse de l’impact écodestructeur de la rente foncière capitaliste et le concept de régulation rationnelle des échanges de matières entre l’humanité et la nature. Au passif : Marx n’a pas saisi la différence entre énergie de flux (renouvelable) et énergie de stock (épuisable). Une erreur sérieuse, d’où découle la coexistence dans sa pensée de deux schémas de développement antagoniques : un schéma linéaire et utilitariste « ressource > produit > déchet », similaire à celui des économistes classiques, d’une part, et un schéma écosocialiste avant la lettre, basé sur la gestion prudente des cycles naturels transformés par l’activité humaine, d’autre part. Les marxistes du 20e siècle ont largement oublié le second. L’urgence climatique impose pourtant de l’adopter une fois pour toutes et d’en tirer les conséquences stratégiques.
Quelque chose comme « une écologie de Marx »
Les Verts de toutes nuances ne ratent pas l’occasion de répéter que le marxisme est un productivisme et que Marx n’avait aucune conception ni de la nature, ni du caractère fini des ressources. Ces affirmations ne résistent pas à un examen sérieux. Marx et Engels se sont concentrés sur le développement humain dans le cadre d’une conception globale de l’histoire naturelle comme un tout. De plus, l’utilisation des ressources environnementales est très présente dans leur analyse du capital. C’est ainsi qu’ils ont appréhendé la lente décomposition du féodalisme comme un mouvement d’appropriation de ces ressources par les classes dominantes, séparant le producteur de ses moyens de production, en premier lieu la terre. Cette grille de lecture les a notamment conduits à élaborer une théorie de la rente foncière capitaliste dont on ne souligne pas assez qu’elle est basée en premier lieu sur la prise en compte du caractère fini de la terre arable et des autres richesses naturelles . Selon cette théorie, en effet, c’est l’existence en quantités limitées du sol, des minerais, de la force motrice de l’eau et des autres ressources qui conditionne leur accaparement par les propriétaires fonciers. Et détermine par conséquent la possibilité pour ceux-ci de détourner une partie de la plus-value globale, donc de réaliser un surprofit et de le pérenniser sous forme de rente.
Dans l’agriculture, par exemple, le monopole des superficies cultivables permet aux propriétaires d’imposer des prix de production fixés en fonction du rendement des plus mauvaises terres, plutôt que des terres moyennes. Par conséquent, au plus les autres terres sont productives, au plus elles génèrent un surprofit au-dessus du profit moyen : c’est ce que Marx appelle la rente différentielle. Par conséquent aussi, au plus du capital est investi dans l’exploitation du sol (sous forme d’intrants ou de machines), au plus la rente différentielle augmente. L’importance et la pertinence de cette théorie sont généralement méconnues. Claude Gindin l’a décrite comme une curiosité un peu obsolète: « La question de la rente foncière occupe une grande place dans l'oeuvre de Marx parce qu'elle est importante dans les sociétés de son temps » . Quant à Jean-Paul Deléage, il a déploré que Marx ait envisagé 'le rapport société/nature dans le cadre d’une théorie purement économique'. Ces deux affirmations passent à côté de l’essentiel. En réalité, la théorie marxiste de la rente reste très actuelle. Elle fournit notamment la clé pour appréhender l’intensification capitaliste des exploitations agricoles et minières – une des manifestations majeure de la dynamique écodestructrice du capitalisme - et jette une lumière crue sur l’inertie criminelle de ce système face à la menace climatique.
Forme particulière de la rente foncière, la rente pétrolière globale peut être estimée à quelques 1300 milliards d’Euros par an . Treize cent milliards en plus du profit moyen: pas étonnant que les bénéficiaires de ce pactole tentent de brûler des combustibles fossiles le plus longtemps possible ! Pas étonnant qu’ils financent généreusement les think thanks climato-sceptiques qui, depuis 20 ans, achètent scientifiques, politiques et journalistes! Ce qui est moins connu pourtant, c’est que, en parallèle, les lobbies pétroliers, bien conscients de l’inéluctabilité du pic de production, pèsent de tout leur poids pour que les gouvernements privilégient parmi les formes d’énergies renouvelables celles qui leur donneront le maximum de chances de sauvegarder la rente. Exemple de ces pressions et de leur efficacité : l’administration Obama a choisi d’accorder la priorité à la filière biomasse/éthanol plutôt qu’à la filière photovoltaïque/hydrogène comme alternative au pétrole dans les transports. Or, ce choix est très conforme aux orientations stratégiques de géants comme ExxonMobil ou BP, qui, après quelques hésitations, misent à fond sur les agrocarburants. Rebaptisée Beyond Petrol, BP a ainsi investi pas moins de 500 millions de dollars dans la création d’un institut de recherche, - l’Energy Bioscience Institute- dont la mission consiste à mobiliser le « génie génétique » pour développer des agrocarburants de deuxième et de troisième génération à partir de plantes, d’algues et de bactéries génétiquement modifiées . Outre qu’elle donne les garanties de continuité maximales en termes de systèmes de distribution des carburants et de technologie automobile, cette stratégie permet d’espérer une forme de monopole sur l’énergie solaire qui, une fois transformée en matière organique sur des sols acquis par les multinationales, pourra générer une rente foncière, donc des surprofits. C’est dans ce cadre qu’il convient de placer l’importante vague d’achats de terre par une série de grands groupes multinationaux, dans les pays tropicaux et subtropicaux.
Sa théorie de la rente atteste du fait que Marx, en dépit de certaines formulations parfois ambiguës, n’était nullement inconscient de la finitude des ressources. Cette appréciation est amplement confirmée quand on examine son concept de régulation rationnelle des échanges de matières (ou « métabolisme social ») entre l’Humanité et la nature. Le point de départ est prosaïque. Grâce aux travaux de Liebig (le pionnier de la chimie des sols) Marx a compris que l'urbanisation capitaliste rompt le cycle des nutriments : fumier humain et déchets végétaux ne retournent pas au champ, le sol s’appauvrit en éléments minéraux, la perte de fertilité qui en découle est irréparable à l'échelle historique. Mais l’auteur du Capital ne se contente pas de ce que Michaël Löwy appelle « une simple histoire de fumier » : il généralise la problématique et pose la question globale des « échanges de matière » entre le genre humain et l'environnement. Le travail étant un impératif inaliénable, caractéristique d’une espèce qui produit socialement son existence, il en déduit que « la seule liberté possible » réside dans « la gestion rationnelle » des échanges matériels entre Homo sapiens et son milieu . Armé de ce concept, il revient alors au problème des sols, pour conclure à la nécessaire abolition de la séparation entre ville et campagne, voire entre la production et la consommation de produits agricoles à l’échelle mondiale .
Cette approche méthodologique de Marx peut rivaliser avec les meilleures conceptualisations contemporaines des problèmes environnementaux globaux , et la manière dont il traite la question des sols mériterait de figurer dans une anthologie de l’écologie. De nos jours, la notion de métabolisme social humanité/nature est particulièrement opérationnelle dans l’analyse du changement climatique. En effet, l’examen du cycle du carbone (cf. schéma), révèle que les échanges rapides entre la biosphère/l’hydrosphère et l’atmosphère sont pratiquement en équilibre. Fondamentalement, c’est l’usage des combustibles fossiles qui détraque le système : leur combustion court-circuite pour ainsi dire la boucle longue du cycle du carbone, qui passe par la lithosphère et s’étale sur des centaines de millions d’années. Actuellement, la moitié environ du carbone envoyé chaque année dans l’atmosphère ne peut pas être absorbée et s’accumule. Nous sommes typiquement dans un scénario de saturation, de « gestion irrationnelle des échanges de matières », à l’échelle globale.
A l’issue de ce rapide survol, force est de reconnaître qu’il y a chez Marx bien davantage que les « intuitions écologiques » concédées par Daniel Bensaïd. Mais quoi ? John Bellamy Foster et Paul Burkett vont jusqu’à dire qu’il y a une « écologie de Marx », et même que « l’écologie est au cœur du marxisme » . En dépit de ce qui précède, cette affirmation nous semble excessive. Il est vrai que, inspiré par Liebig, l’auteur du Capital déplie une série de conclusions qui confèrent à son œuvre une profondeur écologique aussi étonnante que méconnue. Il est vrai aussi que la critique radicale de la production marchande est indispensable pour appréhender la crise environnementale en tant que crise du lien humanité/nature, donc en tant que crise sociale. Enfin, on sera d’accord pour dire que l’alternative qui découle de cette critique - la production démocratiquement organisée de valeurs d'usage et la reconquête du temps libre - est fondamentalement aux antipodes du productivisme, du gigantisme industriel et d’une conception linéaire du progrès. Mais Foster et Burkett forcent le trait : une vision globale sur la dimension écologique de la transformation socialiste n’apparaît chez Marx que de façon fugitive et excentrée. De plus, cette vision est rendue largement inopérante par une erreur sérieuse dans le domaine énergétique. Ce point nous semble décisif.
Une erreur aux implications majeures
Il est frappant que, dans l’analyse de la Révolution industrielle, Marx et Engels n'aient tout simplement pas saisi l'énorme portée écologique et économique du passage d’un combustible renouvelable, produit de la conversion photosynthétique du flux solaire – le bois, à un combustible de stock, produit de la fossilisation du flux solaire et par conséquent épuisable à l’échelle historique des temps – le charbon. Nous reviendrons dans un instant sur les conséquences environnementales de cette erreur. Auparavant, nous voulons attirer l’attention sur le fait qu’elle déforce l’analyse du capitalisme en général, en y introduisant quatre facteurs d’incohérence :
1°) Un défaut dans le bouclage de l'analyse du système. Marx est, par excellence, un penseur de la globalité. Or, dans ce cas précis, un aspect déterminant lui échappe: il distingue dans la Révolution industrielle la continuité du processus social d’appropriation des ressources (entamé quelques siècles plus tôt avec le bois) mais passe à côté d'un facteur de discontinuité majeur: la transition du bois à la houille comme ressource énergétique. Du coup, alors qu'il a parfaitement saisi que la tendance du capital à croître sans limite épuise en général 'les deux seules sources de toute richesse -la terre et le travailleur' il n'aperçoit pas l'incompatibilité entre cette dynamique d’accumulation et la base énergétique sur laquelle elle se développe - le stock limité de combustibles fossiles. Il y a ici un véritable 'défaut de globalité'.
2°) Une incohérence par rapport à l'outil conceptuel du 'métabolisme social'. Du point de vue de l'échange de matières, les deux questions des sols et des ressources énergétiques sont analogues. Dans les deux cas le problème relève de la différence entre le rythme d’exploitation de la ressource et sa vitesse de reconstitution naturelle, donc de la gestion rationnelle des cycles, donc de l’intervention humaine dans ceux-ci. On est donc tenté de dire que Marx, ici, est passé à côté de la montre en or écologique: s'il avait eu conscience de la différence qualitative entre énergie de flux et de stock, son propre concept l’aurait amené à entrevoir l'impasse énergétique dans laquelle le capitalisme allait entraîner l'humanité… et à en déduire la nécessité, à terme, d’un arrêt quasi-complet de l’exploitation des énergies fossiles. Mais il ne l'a pas fait et, sur ce point clé, son système est en défaut.
3°) Une incompréhension des conditions nécessaires à la régulation des échanges de matières. Reprocher à Marx et Engels de n'avoir pas prévu le changement climatique serait pousser le bouchon trop loin . Par contre, on peut déplorer qu'ils n'aient pas transféré leur réflexion relative aux limites du stock de sol en une réflexion aussi systématique sur les limites du stock de houille. Car cette incohérence affecte leur « écologie » : le fait de ne pas avoir saisi le saut qualitatif du bois au charbon les a empêchés de voir que la nécessaire « gestion rationnelle des échanges de matières » ne trace une perspective de gestion soutenable que si, et seulement si, on recourt à une source énergétique renouvelable . En effet, il n’y a pas de « régulation rationnelle » possible à long terme en utilisant des ressources de stock, non seulement limitées mais épuisables, non recyclables et irremplaçables à l’échelle du temps historique, voire géologique.
4°) Une faille dans la critique de la technologie capitaliste. Dans L’Idéologie Allemande, Marx et Engels citent le machinisme comme exemple du fait que le capitalisme transforme les forces productives en « forces destructives » . Dans Le Capital, parlant du sort de la classe salariée embryonnaire avant la Révolution industrielle, Marx note que « le mode de production technique ne possédant encore aucun caractère spécifiquement capitaliste, la subordination du travail au capital n'était que dans la forme » . Il est donc manifeste qu’Hans Jonas a tort d'imputer à Marx l'idée d’une neutralité des technologies . Et pourtant, notre analyse suggère qu'il pourrait y avoir malgré tout, indirectement, une part de vérité dans cette critique. En effet, la non prise en compte de la différence entre énergies de flux et de stock débouche assez spontanément sur la conclusion implicite que les sources énergétiques sont neutres. Or, si les sources sont neutres, pourquoi les technologies ne le seraient-elles pas ? Ce point nous amène à passer des implications globales de l’erreur de Marx aux implications du point de vue de l’écologie.
Sur le plan technique, une chaudière à bois ne diffère pas qualitativement d'une chaudière à charbon et la machine à vapeur mise en mouvement est la même dans les deux cas. Sur le plan de l'organisation socio-économique, une filière biomasse implique des convertisseurs plus petits et dispersés – ce qui, vu avec nos lunettes écologiques actuelles, peut sembler plus propice à une gestion démocratique. Mais la biomasse aurait été incapable de fournir la vapeur nécessaire à la Révolution industrielle. Par ailleurs, il faut se garder des visions romantiques : bien loin de favoriser une quelconque démocratie locale, ou une « harmonie avec la nature », la filière bois capitaliste impliquait la surexploitation de travailleurs dispersés, alors que la concentration de l’industrie charbonnière facilitait la lutte du prolétariat . Il convient de garder ces éléments à l’esprit quand on se demande aujourd’hui comment les fondateurs du marxisme ont pu croire à la neutralité des sources énergétiques... Mais le plus probable, en fait, est qu’ils ne se sont même pas posés de questions à ce sujet.
Ce qui est certain, c’est que la problématique de la (non) neutralité des sources restait indiscernable en pratique à l’époque de Marx. Elle est s'est révélée au fil du développement technologique capitaliste. Aujourd’hui, elle est incontournable : si on compare les filières thermiques classiques à la filière nucléaire, on constate immédiatement que les sources différentes impliquent des technologies différentes et que celles-ci ne sont pas neutres. Autrement dit, les marxistes qui ont accepté l’hypothèse de la neutralité des sources énergétiques et qui persistent dans cette voie se retrouvent piégés, parce qu’en contradiction avec une prémisse fondamentale du matérialisme historique – le caractère historiquement et socialement déterminé de la technologie. C’est le cas en France avec le PCF, mais aussi avec à une organisation antistalinienne comme Lutte Ouvrière, qui se réclame d’un anticapitalisme fondé sur une connaissance rigoureuse de l’évolution des sciences.
C’est pourquoi on peut dire de la question énergétique qu’elle représente un véritable cheval de Troie dans « l’écologie de Marx » et dans le marxisme en général, toutes tendances confondues. Synthétisons les étapes du dérapage possible :
a) la non prise en compte de la différence qualitative entre énergie de flux et énergie de stock peut induire l'idée d’une neutralité des sources énergétiques; b) la neutralité des sources énergétiques peut suggérer que le choix entre technologies serait tranché une fois pour toutes – y compris dans la société post-capitaliste – en faveur des grosses installations et des systèmes centralisés, parce que la concentration de la production crée les conditions les plus favorables à la lutte des travailleurs; c) dans la mesure où des systèmes énergétiques différents impliquent des technologies différentes, l’idée de neutralité des sources et des filières peut conduire à faire rentrer par la fenêtre l'idée de neutralité technologique que Marx a fait sortir par la porte.
« D’une égratignure au danger de gangrène »: utilisée dans un tout autre contexte, cette formule de Trotsky s'applique bien ici. Vue dans le contexte de l’époque, l'erreur initiale paraît en effet peu importante, presque un détail. Mais ce détail n’en est pas un parce qu’il porte sur une question absolument centrale : l’énergie. Par définition, l’énergie est la condition sine qua non de tout travail, de toute activité humaine. Si minime soit-elle, une faute à ce niveau ne peut qu’acquérir un caractère systémique.
Deux schémas de développement antagoniques
Chez Marx lui-même, l’amalgame entre énergie de flux et de stock ne porte pas à conséquences directes: il constitue plutôt une sorte d’angle mort, une zone d'ombre. Mais cette zone d’ombre est potentiellement dangereuse parce qu’elle dissimule la coexistence de fait de deux schémas:
- un schéma cyclique évolutif : à partir de la problématique des sols, on l’a vu, sont posés les fondements d’une authentique pensée socio-écologique, bâtie autour de la notion de régulation des échanges de matières, donc de la gestion rationnelle des cycles naturels modifiés par l’impact humain. La vision est cyclique, mais pas fixiste : l'humanité transforme la nature en assumant dans la mesure du possible le bouclage des échanges avec l’environnement; - un schéma linéaire : l’approche cyclique appliquée à la question des sols n'est pas transposée sur le terrain de l’énergie. Ici, du fait qu’il ne saisit pas la différence entre énergie de flux et énergie de stock, Marx reprend de facto le schéma utilitariste –ressource > utilisation > déchet’ (CO2) – qui est celui de l’économie classique. Il n'y a pas de maîtrise de l'impact parce que les conditions de bouclage du cycle du carbone ne sont pas prises en compte.
Ces deux schémas obéissent de toute évidence à deux logiques différentes : le premier penche en faveur d’une intervention prudente dans les mécanismes naturels (« la gestion de la terre en bon père de famille », comme écrit Marx dans Le Capital), le second porte en lui le péril productiviste (« la croissance illimitée des forces productives » grâce à la « suppression des entraves capitalistes au développement »). Entre les deux, il y a plus qu'une contradiction : un antagonisme. Pour que le système soit cohérent, une des deux logiques doit impérativement céder la place à l’autre.
On objectera que cet antagonisme est loin d'expliquer toutes les difficultés du marxisme ou de ceux qui s’en réclament avec la question écologique. C'est évident. Il serait absurde, par exemple, d’imputer à Marx la politique énergétique des régimes staliniens. L'objectif de « rattraper et dépasser le capitalisme » (Kroutchev) par tous les moyens, y compris les technologies les plus sales et les plus dangereuses, ne découle pas de l’erreur de Marx mais de l’existence d’une bureaucratie de privilégiés qui ont trahi la pensée de Marx en coexistant avec le capitalisme et qui, à force de singer le productivisme, ont fini par s’y dissoudre. La gestion rationnelle des échanges de matière est incompatible avec le « socialisme dans un seul pays ».
Ceci dit, il serait encore plus erroné de soutenir que l'erreur de Marx n'est pour rien dans le « rendez-vous raté » entre marxismes et écologie. Nous pensons au contraire qu’elle a joué un rôle extrêmement important. En effet, en parcourant la production intellectuelle des marxistes au 20e siècle, force est de constater que l’antagonisme entre les deux logiques a été résolu en pratique par la disparition pure et simple de la première. Très vite, sans bruit et sans débat, le schéma linéaire s’est installé comme le modèle exclusif. L’audacieuse anticipation sur le « métabolisme social » a sombré dans l’oubli le plus complet. Selon nous, il est indiscutable que cette disparition contribue à expliquer que les marxistes aient été pris à contre-pied lorsque la question écologique a surgi et s’est imposée, dans les années 60 du siècle passé.
A cet égard, un exemple typique nous semble pouvoir être trouvé dans la critique par Ernest Mandel du rapport Mansholt (1972) sur la « croissance zéro ». Parmi les marxistes de sa génération, Mandel se distinguait par sa grande sensibilité aux problèmes sociaux, et c’était sans aucun doute le contraire d’un productiviste. Face à Mansholt, cependant, son embarras est manifeste: il dénonce - à juste titre - l’apologie de l’austérité qui, sous couvert d’écologie, vise surtout à sauver les profits, mais semble incapable d’admettre que la finitude des ressources pose des limites au développement humain. Un fait très significatif est que Mandel ne fait qu’évoquer vaguement la rupture capitaliste du « métabolisme social »: en spécialiste de Marx, il connaît la notion mais ne sait apparemment pas qu’en faire. Le comble est qu’il cite le livre « The Closing Circle » du grand écologiste Barry Commoner, sans même remarquer l’hommage qui y est rendu au schéma cyclique de Marx.
Comment expliquer cette amnésie sélective des marxistes? La réponse dépasse le cadre de cette contribution. On avancera toutefois quatre éléments: la centralité objective de la question énergétique. Il semble évident que ce fait a dû favoriser le schéma linéaire, qui était de facto celui de Marx en cette matière; le contexte historique: la révolution a triomphé en Russie, pays arriéré dont la reconstruction après la guerre et la guerre civile ne pouvait raisonnablement se faire qu'en recourant à des combustibles fossiles. Ce contexte a imprégné tous les courants, y compris l'opposition antistalinienne; la situation contradictoire du mouvement ouvrier, en particulier du mouvement syndical: en tant que classe, les travailleurs ont intérêt à abattre le capitalisme… mais isolément, ou entreprise par entreprise, leurs emplois et leurs salaires au quotidien dépendent de la bonne marche des affaires ; l'effacement de la question des sols: dès la fin du 19e siècle, en inventant les engrais de synthèse, le capitalisme avait apporté une solution de son cru à la rupture du cycle des nutriments, fondement de la réflexion de Marx sur la gestion des cycles. Le concept de métabolisme social aurait pu servir à questionner cette solution et à aborder d’autres problèmes de gestion des ressources (notamment énergétiques), mais aucun successeur de Marx ne l'a fait .
Une mise à plat indispensable et urgente
Au vu de ce qui précède, on comprendra que l'écologisation du marxisme ne passe pas par la simple redécouverte émerveillée de « l'écologie de Marx », à laquelle Foster et Burkett nous invitent. Elle ne passe pas non plus par la prise en compte de la « deuxième contradiction » capital-nature (il serait plus juste de dire : de l’antagonisme) qui s'ajouterait, selon James O'Connor, à la contradiction capital-travail . En fait, ces deux démarches ont en commun d’ignorer qu’une clarification est nécessaire au coeur même du marxisme: il faut sortir au grand jour le cheval de Troie – l'amalgame entre énergie de flux et énergie de stock - et son avatar – le schéma linéaire ressource > produit > déchet. C’est indispensable pour que les marxistes puissent se mettre au travail à partir de ce que Marx a produit de meilleur en termes d'écologie: le schéma de la gestion rationnelle des cycles naturels évoluant sous l'impact de l'activité humaine.
La situation objective confère à cette mise à plat une grande actualité, et même une grande urgence. Selon le GIEC, en effet, sauver le climat requiert de commencer à réduire les émissions globales de gaz à effet de serre au plus tard en 2015 pour atteindre 50 à 85% de diminution d’ici 2050 . Tenant compte du fait que les pays développés sont responsables du changement climatique à plus de 70%, il convient que cet effort soit modulé de la façon suivante: (i) les pays industrialisés devraient réduire leurs émissions de 80 à 95% d’ici 2050, en passant par une réduction intermédiaire de 25 à 40% en 2020 (par rapport à 1990) ; (ii) les pays en développement devraient « dévier substantiellement » (de 15 à 30%) du scénario de référence « business as usual » dès 2020 (2050 pour l'Afrique) .
Dans l’état actuel des connaissances scientifiques et techniques, et si l’on exclut comme il se doit l’énergie nucléaire, la production massive d’agrocarburants pour le marché mondial et le stockage géologique à grande échelle du CO2, ces objectifs ne peuvent être atteints qu’en réduisant substantiellement la consommation d’énergie dans les pays développés. En Europe, par exemple, une réduction de près de 50% est la condition nécessaire à la réussite de la transition des sources fossiles vers les sources renouvelables.
Quoique la relation ne soit pas linéaire, cette réduction de la consommation énergétique implique forcément une certaine décroissance de la production matérielle. Ici, les crises écologique et sociale se mêlent inextricablement, au point d’imposer la recherche d’une issue commune. La situation, en effet, se résume très simplement : d’une part, il faut réduire les prélèvements de matières pour éviter une catastrophe climatique ; d’autre part, la satisfaction des besoins humains fondamentaux de milliards de gens nécessite de produire plus de logements, plus d’aliments, de vêtements, de centres de santé, d’écoles, de moyens de transport en commun, de livres, d’installations de chauffage, de systèmes d’égoutage et d’épuration des eaux, etc.
Il est évident que ces deux exigences ne peuvent être satisfaites en même temps que si les richesses sont redistribuées, si l’on cesse de fabriquer des choses inutiles (dépenses de publicité, gadgets de toutes sortes), nuisibles (armes !) et à obsolescence accélérée, et si l’on substitue à la production de marchandises pour le profit d’une minorité la production d’utilités pour la satisfaction des besoins réels, démocratiquement déterminés de la majorité (par exemple par l’extension radicale du secteur public, la nationalisation de l’énergie et des banques sous contrôle démocratique, etc.). Ici, les militants retrouvent leurs repères : l’issue ne peut être qu’anticapitaliste, Marx est plus actuel que jamais.
En effet, Marx est plus actuel que jamais… Mais les deux exigences, sociale et environnementale, doivent être satisfaites en même temps. Toute la difficulté et la nouveauté de la situation sont condensées dans ces trois petits mots : en même temps. La production généralisée de marchandises a entraîné l’humanité si près du gouffre qu’une nouvelle onde longue de croissance – fût-elle « verte », « sélective », ou « de gauche » – entraînerait un basculement climatique aux conséquences redoutables . Remettre la question écologique à plus tard, au nom de l’urgence sociale, reviendrait à condamner des centaines de millions de pauvres à une brutale dégradation de leurs conditions d’existence.
Pour les marxistes, l’heure de vérité a donc sonné : il s’agit d’extirper le productivisme jusqu’à la racine et, pour cela, de choisir en toute clarté entre les deux schémas de Marx. La « gestion rationnelle – et nous ajoutons : prudente - des échanges de matières entre l’humanité et la nature » est plus que jamais et littéralement « la seule liberté possible ». Escamoté au 20e siècle, le schéma écosocialiste brossé à grands traits dans Le Capital s’impose désormais comme le cadre immédiatement nécessaire du développement humain à l’échelle mondiale. Il s’agit de l’approfondir, de l’élargir et d’en déduire revendications, formes de lutte, stratégies de construction de partis.
Qui portera ces revendications, ces luttes ? Où est le sujet historique de cette révolution rouge-verte? En fin de compte, la question est là. La difficulté ne peut pas être escamotée : le lien avec la lutte de classe quotidienne est loin d’être évident, surtout dans la conjoncture ultra-défensive que nous connaissons et dans le contexte de la récession qui envoie des millions de travailleurs grossir les files de chômeurs. Du fait de leur position subordonnée, les salariés, entreprise par entreprise, secteur par secteur, sont amenés spontanément à vouloir que leur patron leur donne un job et augmente leur pouvoir d’achat. Donc développe de nouvelles productions, de nouveaux marchés, de nouvelles marchandises. De nouveaux fétiches à acquérir pour compenser le mal-être social. Il y a là un obstacle majeur, dû à l’aliénation économique, à l’enchaînement des salariés au mode de production capitaliste dont ils dépendent pour leur existence au jour le jour.
Certes, pour peu qu’elle soit sélective, pilotée en fonction des besoins sociaux réels et couplée à la redistribution des richesses, la décroissance de la production matérielle est compatible avec l’amélioration du bien-être, de la richesse et de la qualité de vie de l’immense majorité de l’humanité. Il faut même inverser la logique : elle devient de plus en plus une condition de cette amélioration, car elle est synonyme d’allègement radical de la charge de travail, de diminution des pollutions, d’amélioration de la santé, d’extension de la gratuité, de préservation de la beauté et de la diversité des écosystèmes… Seulement, cette condition ne peut être appréhendée et réalisée qu’au niveau de la classe exploitée dans son ensemble, et elle postule une orientation anticapitaliste radicale, à la fois sociale et écologiste : écosocialiste.
La tâche est énorme, d’une complexité sans précédent. C’est une illusion totale de croire qu’elle pourrait s’accomplir spontanément, dans le feu de l’action de masse. Pour se hisser au niveau du défi historique, un instrument politique est indispensable. Un nouveau parti des exploité(e)s et des opprimé(e)s, non seulement anticapitaliste mais écologique. A un siècle de distance, face à une autre « catastrophe imminente », on retrouve en quelque sorte la problématique tant décriée du « Que faire ? » de Lénine : la conscience écosocialiste doit être introduite dans la classe ouvrière de l’extérieur.
30/3/2009
Daniel Tanuro
Paru dans Contretemps