Matériel de lecture Marx
Léon Trotsky: Mendeleïev et le marxisme
Écologie, le lourd héritage de Léon Trotsky [2]
ABOLITION DE LA DIVISION DU TRAVAIL ET DE LA SEPARATION VILLE-CAMPAGNE
(Engels, Anti-Dühring, Socialisme. III. La production)
La première grande division du travail elle-même, la séparation de la ville et de la campagne, a condamné la population rurale à des milliers d'années d'abêtissement et les citadins chacun à l'asservissement à son métier individuel. Elle a anéanti les bases du développement intellectuel des uns et du développement physique des autres. Si le paysan s'approprie le sol et le citadin son métier, le sol s'approprie tout autant le paysan et le métier l'artisan. En divisant le travail, on divise aussi l'homme. Le perfectionnement d'une seule activité entraîne le sacrifice de toutes les autres facultés physiques et intellectuelles. Cet étiolement de l'homme croît dans la mesure même où croît la division du travail, qui atteint son développement maximum dans la manufacture. La manufacture décompose le métier en ses opérations partielles singulières et assigne chacune d'elles à un ouvrier singulier comme étant sa profession à vie, elle l'enchaîne ainsi pour toute sa vie à une fonction partielle déterminée et à un outil déterminé.
Les utopistes savaient déjà parfaitement à quoi s'en tenir sur les effets de la division du travail, sur l'étiolement d'une part de l'ouvrier, d'autre part de l'activité laborieuse elle-même, qui se limite à la répétition mécanique, uniforme, pendant toute la vie, d'un seul et même acte. La suppression de l'opposition de la ville et de la campagne est réclamée par Fourier ainsi que par Owen comme la première condition fondamentale de la suppression de l'antique division du travail en général. Chez tous deux, la population doit se répartir sur le pays en groupes de 1.600 à 3.000 âmes; chaque groupe habite au centre de son canton territorial un palais géant avec ménage commun.
Chez tous deux, l'homme doit se développer d'une manière universelle par une activité pratique universelle et le charme attrayant que la division fait perdre au travail, doit lui être rendu, d'abord par cette diversité et la brièveté correspondante de la 'séance' consacrée à chaque travail particulier, pour reprendre l'expression de Fourier. Tous deux ont dépassé de beaucoup le mode de pensée des classes exploiteuses légué à M. Dühring, qui tient l'opposition de la ville et de la campagne pour inévitable de par la nature de la chose .
En se rendant maîtresse de l'ensemble des moyens de production pour les employer socialement selon un plan, la société anéantit l'asservissement antérieur des homme à leurs propres moyens de production. Il va de soi que la société ne peut pas se libérer sans libérer chaque individu. Le vieux mode de production doit donc forcément être bouleversé de fond en comble, et surtout la vieille division du travail doit disparaître. A sa place doit venir une organisation de la production dans laquelle, d'une part, aucun individu ne peut se décharger sur d'autres de sa part de travail productif, condition naturelle de l'existence humaine; dans laquelle, d'autre part, le travail productif, au lieu d'être moyen d'asservissement, devient moyen de libération des hommes, en offrant à chaque individu la possibilité de perfectionner et de mettre en oeuvre dans toutes les directions l'ensemble de ses facultés physiques et intellectuelles, et dans laquelle, de fardeau qu'il était, le travail devient un plaisir.
Cela n'est plus aujourd'hui une fantaisie, un vœu pieux. Avec le développement actuel des forces productives, l'accroissement de la production donné dans le fait même de la socialisation des forces productives, l'élimination des entraves et des perturbations qui résultent du mode de production capitaliste, celle du gaspillage de produits et de moyens de production, suffisent déjà, en cas de participation universelle au travail, pour réduire le temps de travail à une mesure qui, selon les idées actuelles, sera minime.
Il n'est pas vrai, d'autre part, que la suppression de l'ancienne division du travail soit une revendication uniquement réalisable aux dépens de la productivité du travail. Au contraire, par la grande industrie, elle est devenue condition de la production elle-même.
“ L'exploitation mécanique supprime la nécessité de consolider cette distribution en enchaînant, comme dans les manufactures, pour toujours, le même ouvrier à la même besogne. Puisque le mouvement d'ensemble de la fabrique procède de la machine et non de l'ouvrier, un changement continuel du personnel n'amènerait aucune interruption dans le procès de travail... Enfin, la rapidité avec laquelle les enfants apprennent le travail à la machine supprime radicalement la nécessité de le convertir en vocation exclusive d'une classe particulière de travailleurs (Marx, Le Capital). ”
Mais tandis que le mode capitaliste d'emploi du machinisme est obligé de perpétuer la vieille division du travail avec sa spécialisation ossifiée, bien que celle-ci soit devenue techniquement superflue, le machinisme lui-même se rebelle contre cet anachronisme. La base technique de la grande industrie est révolutionnaire.
“ Au moyen de machines, de procédés chimiques et d'autres méthodes, elle bouleverse avec la base technique de la production, les fonctions des travailleurs et les combinaisons sociales du travail, dont elle ne cesse de révolutionner la division établie en lançant sans interruption des masses de capitaux et d'ouvriers d'une branche de production dans une autre. La nature même de la grande industrie nécessite le changement dans le travail, la fluidité des fonctions, la mobilité universelle du travailleur... Nous avons vu que cette contradiction absolue... finit par détruire toutes les garanties de vie du travailleur..., qu'elle aboutit... à la dilapidation la plus effrénée des forces de travail et aux ravages de l'anarchie sociale. C'est là le côté négatif. Mais si la variation dans le travail ne s'impose encore qu'à la façon d'une loi physique dont l'action, en se heurtant partout à des obstacles, les brise aveuglément, les catastrophes mêmes que fait naître la grande industrie imposent la nécessité de reconnaître le travail varié et, par conséquent, le plus grand développement possible des diverses aptitudes du travailleur comme une loi de la production moderne, et il faut à tout prix que les circonstances s'adaptent au fonctionnement normal de cette loi. C'est une question de vie ou de mort. Oui, la grande industrie oblige la société, sous peine de mort, à remplacer l'individu morcelé, porte-douleur d'une fonction productive de détail, par l'individu intégral qui sache tenir tête aux exigences les plus diversifiées du travail et ne donne, dans des fonctions alternées, qu'un libre essor à la diversité de ses capacités naturelles ou acquises(id.). ”
En nous enseignant à transformer le mouvement moléculaire, que l'on peut produire plus ou moins partout, en mouvement de masse à des fins techniques, la grande industrie a, dans une mesure considérable, libéré la production industrielle des barrières locales. La force hydraulique était locale, la force de la vapeur est libre. Si la force hydraulique est nécessairement rurale, la force de la vapeur n'est en aucune façon nécessairement urbaine. C'est son application capitaliste qui la concentre d'une façon prépondérante dans les villes et transforme les villages de fabriques en villes de fabriques. Mais par là, elle mine en même temps les conditions de sa propre mise en oeuvre. La première exigence de la machine à vapeur et l'exigence capitale de presque toutes les branches d'exploitation de la grande industrie est une eau relativement pure. Or la ville de fabriques transforme toute eau en purin puant. Bien que la concentration urbaine soit une condition fondamentale de la production capitaliste, chaque capitaliste industriel pris à part tend donc toujours à quitter les grandes villes que cette concentration a de toute nécessité engendrées pour réaliser une exploitation rurale. (…)
De nouveau, seule la suppression du caractère capitaliste de l'industrie moderne est capable de supprimer ce nouveau cercle vicieux où elle tombe, cette contradiction à laquelle elle revient sans cesse. Seule une société qui engrène harmonieusement ses forces productives l'une dans l'autre selon les lignes grandioses d'un plan unique peut permettre à l'industrie de s'installer à travers tout le pays, avec cette dispersion qui est la plus convenable à son propre développement et au maintien ou au développement des autres éléments de la production.
La suppression de l'opposition de la ville et de la campagne n'est donc pas seulement possible. Elle est devenue une nécessité directe de la production industrielle elle-même, comme elle est également devenue une nécessité de la production agricole et, par-dessus le marché, de l'hygiène publique. Ce n'est que par la fusion de la ville et de la campagne que l'on peut éliminer l'intoxication actuelle de l'air, de l'eau et du sol; elle seule peut amener les masses qui aujourd'hui languissent dans les villes au point où leur fumier servira à produire des plantes, au lieu de produire des maladies.
L'industrie capitaliste s'est déjà rendue relativement indépendante des barrières locales que constituaient les lieux de production de ses matières premières. Dans sa grande masse, l'industrie textile travaille des matières premières importées. Les minerais de fer espagnols sont travaillés en Angleterre et en Allemagne, les minerais de cuivre d'Espagne et d'Amérique du Sud en Angleterre. (…) La société libérée des barrières de la production capitaliste peut aller bien plus loin encore. En produisant une race de producteurs développés dans tous les sens, qui comprendront les bases scientifiques de l'ensemble de la production industrielle et dont chacun aura parcouru dans la pratique toute une série de branches de production d'un bout à l'autre, elle créera une nouvelle force productive compensant très largement le travail de transport des matières premières ou des combustibles tirés de grandes distances.
La suppression de la séparation de la ville et de la campagne n'est donc pas une utopie, même en tant qu'elle a pour condition la répartition la plus égale possible de la grande industrie à travers tout le pays. Certes, la civilisation nous a laissé, avec les grandes villes, un héritage qu'il faudra beaucoup de temps et de peine pour éliminer. Mais il faudra les éliminer et elles le seront, même si c'est un processus de longue durée.
« DOMINATION » DE LA NATURE, DIALECTIQUE DU PROGRES, CAPITAL ET COURT-TERMISME
(Engels, Dialectique de la Nature, pp. 141 et suivantes)
Bref, l'animal utilise seulement la nature extérieure et provoque en elle des modifications par sa seule présence ; par les changements qu'il y apporte, l'homme l'amène à servir à ses fins, il la domine. Et c'est en cela que consiste la dernière différence essentielle entre l'homme et le reste des animaux, et cette différence, c'est encore une fois au travail que l'homme la doit. Cependant ne nous flattons pas trop de nos victoires sur la nature. Elle se venge sur nous de chacune d'elles. Chaque victoire a certes en premier lieu les conséquences que nous avons escomptées, mais, en second et en troisième lieu, elle a des effets tout différents, imprévus, qui ne détruisent que trop souvent ces premières conséquences. Les gens qui, en Mésopotamie, en Grèce, en Asie Mineure et autres lieux essartaient les forêts pour gagner de la terre arable, étaient loin de s'attendre à jeter par là les bases de l'actuelle désolation de ces pays, en détruisant avec les forêts les centres d'accumulation et de conservation de l'humidité. Sur le versant sud des Alpes, les montagnards italiens qui saccageaient les forêts de sapins, conservées avec tant de sollicitude sur le versant nord, n'avaient pas idée qu'ils sapaient par là l'élevage de haute montagne sur leur territoire ; ils soupçonnaient moins encore que, par cette pratique, ils privaient d'eau leurs sources de montagne pendant la plus grande partie de l'année et que celles-ci, à la saison des pluies, allaient déverser sur la plaine des torrents d'autant plus furieux. Ceux qui répandirent la pomme de terre en Europe ne savaient pas qu'avec les tubercules farineux ils répandaient aussi la scrofulose (*). Et ainsi les faits nous rappellent à chaque pas que nous ne régnons nullement sur la nature comme un conquérant règne sur un peuple étranger, comme quelqu'un qui serait en dehors de la nature, mais que nous lui appartenons avec notre chair, notre sang, notre cerveau, que nous sommes dans son sein et que toute notre domination sur elle réside dans l'avantage que nous avons sur l'ensemble des autres créatures de connaître ses lois et de pouvoir nous en servir judicieusement. Et en fait nous apprenons chaque jour à comprendre plus correctement ces lois et à connaître les conséquences plus ou moins lointaines de nos interventions dans le cours normal des choses de la nature. Surtout depuis les énormes progrès de la science de la nature au cours de ce siècle, nous sommes de plus en plus à même de connaître aussi les conséquences naturelles lointaines, tout au moins de nos actions les plus courantes dans le domaine de la production, et, par suite, d'apprendre à les maîtriser. Mais plus il en sera ainsi, plus les hommes non seulement sentiront, mais sauront à nouveau qu'ils ne font qu'un avec la nature et plus deviendra impossible cette idée absurde et contre nature d'une opposition entre l'esprit et la matière, l'homme et la nature, l'âme et le corps, idée qui s'est répandue en Europe depuis le déclin de l'antiquité classique et qui a connu avec le christianisme son développement le plus élevé. Mais s'il a déjà fallu le travail de millénaires, pour que nous apprenions dans une certaine mesure à calculer les effets naturels lointains de nos actions visant la production, ce fut bien plus difficile encore en ce qui concerne les conséquences sociales lointaines de ces actions. Nous avons fait mention de la pomme de terre et de la propagation de la scrofulose qui l'a suivie. Mais qu'est-ce que la scrofulose à côté des effets qu'a eus sur les conditions de vie des masses populaires de pays entiers la réduction de la nourriture de la population laborieuse aux seules pommes de terre ? Qu'est-elle à côté de la famine qui, à la suite de la maladie de la pomme de terre, s'abattit sur l'Irlande en 1847, conduisit à la tombe un million d'Irlandais se nourrissant exclusivement ou presque exclusivement de ces tubercules et en jeta deux millions de l'autre côté de l'Océan ? Lorsque les Arabes apprirent à distiller l'alcool, il ne leur vint pas à l'idée, même en rêve, qu'ils venaient de créer un des principaux instruments avec lesquels on rayerait de la face du monde les populations indigènes de l'Amérique non encore découverte. Et, lorsque ensuite Christophe Colomb découvrit l'Amérique, il ne savait pas que, ce faisant, il rappelait à la vie l'esclavage depuis longtemps disparu en Europe et jetait les bases de la traite des noirs. Les hommes qui, aux XVIIe et XVIIIe siècles, travaillaient à réaliser la machine à vapeur, n'avaient pas idée qu'ils créaient l'instrument qui, plus qu'aucun autre, allait bouleverser l'ordre social du monde entier, et en particulier d'Europe, en concentrant la richesse du côté de la minorité et le dénuement du côté de l'immense majorité; la machine à vapeur allait en premier procurer la domination politique et sociale à la bourgeoisie, mais ensuite elle engendrerait entre la bourgeoisie et le prolétariat une lutte de classes qui ne peut se terminer qu'avec la chute de la bourgeoisie et l'abolition de toutes les oppositions de classes. Mais, même dans ce domaine, nous apprenons peu à peu, au prix d'une longue et souvent dure expérience et grâce à la confrontation et à l'étude des matériaux historiques, à élucider les conséquences sociales indirectes et lointaines de notre activité productive et, de ce fait, la possibilité nous est donnée de dominer et de régler ces conséquences aussi. Mais, pour mener à bien cette réglementation, il faut plus que la seule connaissance. Il faut un bouleversement complet de tout notre mode de production passé et, avec lui, de tout notre régime social actuel. Tous les modes de production passés n'ont visé qu'à atteindre l'effet utile le plus proche, le plus immédiat du travail. On laissait entièrement de côté les conséquences lointaines, celles qui n'intervenaient que par la suite, qui n'entraient en jeu que du fait de la répétition et de l'accumulation progressives. La propriété primitive en commun du sol correspondait d'une part à un stade de développement des hommes qui limitait, somme toute, leur horizon à ce qui était le plus proche et supposait, d'autre part, un certain excédent du sol disponible qui laissait une certaine marge pour parer aux conséquences néfastes éventuelles de cette économie absolument primitive. Une fois cet excédent de sol épuisé, la propriété commune tomba en désuétude. Toutes les formes de production supérieures ont abouti à séparer la population en classes différentes et, par suite, à opposer classes dominantes et classes opprimées; mais en même temps l'intérêt de la classe dominante est devenu l'élément moteur de la production, dans la mesure où celle-ci ne se limitait pas à entretenir de la façon la plus précaire l'existence des opprimés. C'est le mode de production capitaliste régnant actuellement en Europe occidentale qui réalise le plus complètement cette fin. Les capitalistes individuels qui dominent la production et l'échange ne peuvent se soucier que de l'effet utile le plus immédiat de leur action. Et même cet effet utile, - dans la mesure où il s'agit de l'usage de l'article produit ou échangé, - passe entièrement au second plan ; le profit à réaliser par la vente devient le seul moteur. La science sociale de la bourgeoisie, l'économie politique classique, ne s'occupe principalement que des effets sociaux immédiatement recherchés des actions humaines orientées vers la production et l'échange. Cela correspond tout à fait à l'organisation sociale, dont elle est l'expression théorique. Là où des capitalistes individuels produisent et échangent pour le profit immédiat, on ne peut prendre en considération au premier chef que les résultats les plus proches, les plus immédiats. Pourvu que individuellement le fabricant ou le négociant vende la marchandise produite ou achetée avec le petit profit d'usage, il est satisfait et ne se préoccupe pas de ce 'il advient ensuite de la marchandise et de son acheteur. Il en va de même des effets naturels de ces actions. Les planteurs espagnols à Cuba qui incendièrent les forêts sur les pentes et trouvèrent dans la cendre assez d'engrais pour une génération d'arbres à café extrêmement rentables, que leur importait que, par la suite, les averses tropicales emportent la couche de terre superficielle désormais sans protection, ne laissant derrière elle que les rochers nus ? Vis-à-vis de la nature comme de la société, on ne considère principalement, dans le mode de production actuel, que le résultat le plus proche, le plus tangible ; et ensuite on s'étonne encore que les conséquences lointaines des actions visant à ce résultat immédiat soient tout autres, le plus souvent tout à fait opposées ; que l'harmonie de l'offre et de la demande se convertisse en son opposé polaire ainsi que nous le montre le déroulement de chaque cycle industriel décennal, et ainsi que l'Allemagne en a eu un petit avant-goût avec le « krach »; que la propriété privée reposant sur le travail personnel évolue nécessairement vers l'absence de té des travailleurs, tandis que toute possession se concentre en plus entre les mains des non-travailleurs ; que [...]
(*)A l'époque où Engels écrivait ces lignes, c'était une opinion répandue dans les milieux médicaux que la scrofulose (la tuberculose des glandes du cou) était due à la consommation des pommes de terre. Il y a bien une liaison causale, dans ce sens que la scrofulose est une affection des gens mal nourris, y compris ceux dont la nourriture se compose exclusivement de pommes de terre. Mais il n'est pas absolument évident que les pommes de terre en tant que telles jouent un rôle dans la genèse de cette maladie. (N.R.)
K.Marx: Industrie et agriculture