Aleksandra Kollontai: "Place a l'Eros ailé! - Lettre à la jeunesse laborieuse". Fragments.

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Aleksandra Kollontai : Place à l'Eros ailé!

Lettre à la jeunesse laborieuse


I - L'Amour, facteur social et psychique

Vous me demandez, mon jeune camarade, quelle place l'idéologie prolétarienne réserve à l'amour ? Vous êtes confondu du fait qu'à l'heure actuelle, la jeunesse laborieuse « est plus occupée de l'amour et de toutes sortes de questions s'y ratta­chant » que d'autres grands problèmes se posant devant la république des travailleurs. S'il en est ainsi (il m'est difficile d'en juger de loin) cher­chons ensemble l'application de ce fait, la réponse à cette première question : quelle place l'idéologie de la classe ouvrière réserve-t-elle à l'amour ?


On ne peut douter que la Russie des soviets est entrée dans une nouvelle phase de guerre civile. Le front révolutionnaire a été déplacé ; il passe maintenant dans la lutte entre deux idéologies, deux civilisations : bourgeoise et prolétarienne. L'incompatibilité de ces deux idéologies apparaît chaque jour plus clairement ; les contradictions entre ces deux civilisations différentes deviennent chaque jour plus aiguës.


Avec la victoire du principe et de l'idéal communistes dans le domaine de la politique et de l'éco­nomie devait s'accomplir aussi une révolution dans la conception du monde, dans les sentiments et dans toute la conformation d'esprit de l'Huma­nité laborieuse. A l'heure actuelle déjà on remar­que du nouveau dans ces conceptions de la vie et de la société, du travail, de l'art et des « règles de la vie » (c'est-à-dire de la morale). Les rapports des sexes sont une partie importante des règles de la vie. La révolution sur le front idéologique parachève le bouleversement accompli dans la pensée humaine grâce à l'existence depuis cinq ans de la république des travailleurs.


Mais au fur et à mesure que devient plus aiguë la lutte entre les deux idéologies, qu'elle s'étend à un plus grand nombre de domaines, de nouveaux et de nouveaux « problèmes de la vie » surgissent devant l'humanité, et seule l'idéologie de la classe ouvrière est à même d'en fournir une solution satisfaisante. Au nombre de ces problèmes figure aussi celui que vous soulevez — « le problème de l'amour ». Aux différentes phases de son développement his­torique, l'humanité abordait différemment sa solu­tion. Le « problème » reste, ses clefs changent. Ces clefs dépendent de l'époque, de la classe, de l' « esprit du temps » (c'est-à-dire de la culture).

(...)

Dans la République des Soviets, nous sommes incontestablement en présence d'une croissance de besoins intellectuels, on est plus avide de savoir que par le passé, on s'emballe plus facilement pour les questions scientifiques, pour l'art, pour le théâtre. Cette recherche dans la République des soviets des nouvelles formes à donner aux richesses intellectuelles de l'humanité embrasse iné­vitablement la sphère des sentiments amoureux. On observe un réveil d'intérêt à l'égard de la psychologie du sexe, du problème de l'amour. Ce côté-là de la vie touche plus ou moins chaque individu. On remarque avec étonnement entre les mains des militants qui auparavant ne lisaient que les éditoriaux de la Pravda, les comptes rendus des livres où l'on chante « l'Éros aux ailes déployées ».


Qu'est-ce donc ? Une réaction ? Le symptôme d'une décadence dans la création révolutionnaire ? Pas du tout. Il est temps de rejeter une fois pour toutes l'hypocrisie de la pensée bourgeoise. Il est temps de reconnaître ouvertement que l'amour est non seulement un facteur puissant de la na­ture, non seulement une force biologique, mais aussi un facteur social. L'amour est un sentiment profondément social dans son essence. A tous les degrés du développement humain, l'amour, sous différents aspects et formes, il est vrai, constituait une partie inséparable et indispensable de la culture intellectuelle d'une société donnée. Même la bourgeoisie qui reconnaissait en paroles que l'amour était une « affaire privée », savait en réalité l'assujettir à ses normes de morale de telle façon qu'il assure ses intérêts de classe.


Dans une mesure plus grande encore, l'idéolo­gie de la classe ouvrière doit escompter l'impor­tance des sentiments amoureux, en tant que facteur dont on peut (de même que de tout autre phénomène social et psychique) tirer profit pour la collectivité. Que l'amour n'est point du tout une « affaire privée » qui concerne seulement « les deux cœurs » qui s'aiment, que l'amour renferme un principe de liaison précieux pour la collectivité, cela ressort déjà du fait qu'à tous les degrés de son développement historique, l'humanité a établi des règles précisant à quelles conditions et quand l'amour était « légitime » (c'est-à-dire répondant aux intérêts d'une collectivité donnée) et quand il était « coupable », criminel (c'est-à-dire se trou­vant en contradiction avec cette société-là).


II - Un peu d'histoire

L'humanité a commencé à régler non seulement les relations sexuelles, mais aussi le sentiment même de l'amour depuis les temps les plus reculés de notre histoire sociale.

Sous le patriarcat, la suprême vertu au point de vue de la morale était l'amour déterminé par les liens du sang. En ces temps-là, la famille ou la tribu aurait désapprouvé une femme qui se serait sacrifiée pour le mari qu'elle aime, mais elle accordait, au contraire, la plus haute valeur aux sentiments à l'égard du frère ou de la sœur. D'après les anciens Grecs, Antigone enterre les corps de ses frères tués, en risquant sa propre vie, et cet exploit l'élève au rang d'une héroïne aux yeux de ses contemporains. Un tel acte de la part d'une sœur (non de la femme) aurait été qualifié de « bizarre » dans la société bourgeoise d'aujourd'hui. Au temps de la domination du patriarcat et de la création des formes primitives de l'État, c'est l'amitié entre deux individus d'une même tribu qui était considérée comme la forme d'amour la plus normale. Il était alors très important pour la collectivité, ayant à peine passé la phase de l'organisation familiale, et faible au point de vue social, de lier entre eux tous ses membres par des liens du cœur et de l'esprit. Les émotions psychiques répondant le mieux à ce but n'étaient point fournies par l'amour sexuel, mais par l'amour-amitié. Les intérêts de la collectivité de cette époque exigeaient la croissance et l'accumulation dans l'humanité des liens psychiques non entre le couple uni par le mariage, mais entre les individus de la même tribu, entre les organisateurs et les défenseurs de la tribu et de l'État (il s'agit ici évidemment des hommes ; quant à l'amitié entre les femmes, il n'en était point question en ce temps-là ; la femme ne représentait point un facteur social).

On chantait les vertus de l'amour-amitié et on le plaçait bien au-dessus de l'amour entre époux. Castor et Pollux sont devenus célèbres non par leurs exploits et leurs services rendus à la patrie, mais par leur fidélité l'un à l'autre, leur amitié indissoluble. L' « amitié » (ou son apparence) obligeait le mari aimant sa femme à céder sa couche de mari à l'ami préféré ou à l'hôte avec lequel il fallait se lier d' « amitié ».

L'amitié, « la fidélité à l'ami jusqu'à la mort », était considérée dans le monde antique comme une vertu civique. Par contre, l'amour dans le sens contemporain du mot ne jouait aucun rôle et n'attirait pas l'attention des poètes ou des dramaturges de cette époque. L'idéologie qui dominait alors faisait entrer l'amour dans le cadre des sentiments exclusivement personnels avec lesquels la société n'a pas à compter ; en ce temps-là, en concluant le mariage, on ne se souciait que des avantages matériels qu'il pouvait procurer et l'amour n'était point pris en considération. On lui réservait exactement la même place qu'occupaient d'autres distractions : c'était un luxe que pouvait se permettre un citoyen ayant rempli tous ses devoirs à l'égard de l'État.

Le « savoir aimer », qualité tant appréciée par l'idéologie bourgeoise, pour autant que l'amour ne sorte pas du cadre de la morale bourgeoise, n'entrait pas en ligne de compte dans le monde ancien lorsqu'on déterminait les « vertus » et les qualités de l'homme. On n'apprenait, dans l'antiquité, que le sentiment de l'amitié. L'homme qui accomplissait des exploits et risquait sa vie pour l'ami était célébré à l'égal d'un héros et son acte considéré comme une expression de la « vertu morale ». Par contre, l'homme risquant sa vie pour la femme qu'il aime n'encourait que la désapprobation générale, quelquefois même le mépris. Les écrits anciens qualifient d'erreur les amours de Pâris et de la belle Hélène, qui ont entraîné la guerre de Troie, guerre dont le « malheur » de tous fut la conséquence. Le monde antique ne voyait que dans l'amitié les sentiments capables de consolider, entre les individus d'une même tribu, les liens spirituels qui rendaient plus stable l'organisme social, encore faible à cette époque. Par contre, plus tard, l'amitié cesse d'être considérée comme une vertu morale.

Dans la société bourgeoise, bâtie sur des principes d'individualisme, de concurrence effrénée et d'émulation, il n'y a point de place pour l'amitié, en tant que facteur moral. Le siècle capitaliste considère l'amitié comme une manifestation de « sentimentalité » et comme une faiblesse d'esprit complètement inutile, nuisible même pour l'accomplissement des tâches bourgeoises de classe. L'amitié devient un objet de raillerie. Castor et Pollux n'auraient provoqué qu'un sourire condescendant à New York ou dans la City de Londres d'aujourd'hui. Et la société féodale non plus ne reconnaissait pas que le sentiment d'amitié fût une qualité à développer et à encourager chez les hommes.

La domination féodale était fondée sur la stricte observation des intérêts des familles nobles. La vertu était moins déterminée par les rapports des membres de la société d'alors entre eux que par les devoirs d'un membre de la famille envers celle-ci et ses traditions. Le mariage était entièrement dominé par les intérêts de la famille et le jeune homme (la jeune fille n'ayant pas voix au chapitre) qui se choisissait une femme à l'encontre de ces intérêts encourait le blâme le plus sévère. Aux temps de la féodalité, il ne convenait pas de placer les sentiments personnels au-dessus des intérêts de la famille, et celui qui n'en tenait pas compte était regardé comme un « paria ». D'après les idées de la société féodale, l'amour et le mariage ne devaient guère être une seule et même chose.

Néanmoins, c'est au temps de la féodalité que le sentiment d'amour entre les êtres de sexe différent acquit, pour la première fois dans l'histoire de l'humanité, un certain droit de cité. A première vue, il semble étrange que l'amour ait été reconnu en ce temps d'ascétisme, de mœurs brutales et cruelles, de violence et de règne du droit d'empiètement. Mais, si l'on regarde de plus près les causes qui ont provoqué la reconnaissance de l'amour comme un phénomène social non seulement légitime, mais même désirable, il apparaît clairement par quoi cette reconnaissance était déterminée. L'amour – dans certains cas et avec le concours de certaines circonstances – peut pousser l'être amoureux à accomplir des actes dont il serait incapable dans un autre état d'esprit. Cependant, la chevalerie exigeait de chacun de ses membres de hautes vertus, d'ailleurs strictement personnelles, dans le domaine militaire, comme l'intrépidité, la bravoure, l'endurance, etc… A cette époque, ce n'est pas tant l'organisation de l'armée que les qualités individuelles des combattants qui décidaient du sort des batailles. Le chevalier amoureux de son inaccessible « dame de cœur » accomplissait plus facilement des « miracles de bravoure », triomphait plus facilement dans les tournois, sacrifiait plus aisément sa vie au nom de la belle. Le chevalier amoureux était possédé par le désir de « se distinguer », afin de gagner, par ce moyen, les bonnes grâces de son aimée.

L'idéologie chevaleresque a tenu compte de ce fait, et tout en reconnaissant que l'amour entraîne chez l'être humain un état psychologique utile aux tâches de classe de la classe féodale, elle lui a donné néanmoins un cadre bien déterminé. En ce temps-là, l'amour des époux n'était pas apprécié ni chanté par les poètes : ce n'est pas sur lui que reposait la famille vivant dans les châteaux-forts. L'amour, en tant que facteur social, n'était goûté que quand il s'agissait des sentiments amoureux du chevalier envers la femme d'autrui, sentiments qui lui faisaient accomplir des exploits. D'autant plus inaccessible était la femme élue, d'autant plus le chevalier devait-il chercher à gagner ses bonnes grâces en déployant des vertus et des qualités requises dans son monde (intrépidité, endurance, ténacité, bravoure, etc.).

(...)

Avec l'affaiblissement de la féodalité et la création de nouvelles conditions de vie dictées par les intérêts de la bourgeoisie naissante, un nouvel idéal moral de rapports entre les sexes se forme peu à peu. Rejetant l'idéal « d'amour spirituel », la bourgeoisie prend la défense des droits de la chair si foulés aux pieds, et apporte en amour la fusion du principe physique et du principe spirituel.

D'après la morale bourgeoise on ne peut guère, à l'instar de la caste chevaleresque, distinguer entre l'amour et le mariage ; au contraire, le mariage devrait être déterminé par l'inclination réciproque des époux. Il est évident qu'en pratique et pour des calculs matériels, la bourgeoisie violait souvent ce commandement moral, mais la reconnaissance même de l'amour comme fondement du mariage avait de solides raisons de classe.

Sous le régime féodal, la famille était cimentée à la base par les traditions de la noblesse. Le mariage était en fait indissoluble ; sur le couple marié pesaient les commandements de l'Église, l'autorité illimitée des chefs de famille, l'ascendant des traditions, la volonté du suzerain.

La famille bourgeoise se formait dans d'autres conditions ; sa base n'était point la possession des richesses patrimoniales, mais l'accumulation du capital. La famille était alors la gardienne vivante des richesses ; mais pour que l'accumulation s'accomplisse plus rapidement, il était important pour la classe bourgeoise que le bien acquis par le mari et le père soit dépensé avec « économie » et d'une façon intelligente ; il fallait que la femme soit non seulement une « bonne maîtresse de maison », mais aussi l'amie et l'auxiliaire du mari.

Avec l'établissement des rapports capitalistes, seule la famille dans laquelle il y avait collaboration étroite entre tous les membres intéressés à l'accumulation des richesses avait des assises solides. Mais la collaboration pouvait être réalisée d'autant mieux qu'il y avait plus de liens de cœur et d'esprit pour unir les époux entre eux et les enfants aux parents.

La nouvelle structure économique de cette époque – à partir de la fin du quatorzième et du début du quinzième siècle – donne naissance à la nouvelle idéologie. les notions d'amour et de mariage changent peu à peu d'aspect. Le réformateur religieux Luther, et avec lui tous les penseurs et hommes d'action de la Renaissance et de la Réforme (15e-16e siècles) mesuraient très bien la force sociale que renfermait le sentiment de l'amour. Sachant que pour la solidité de la famille – unité économique à la base du régime bourgeois – il fallait l'union intime de tous ses membres, les idéologues révolutionnaires de la bourgeoisie naissante proclamèrent un nouvel idéal moral de l'amour : l'amour qui unit les deux principes.

(...)

Mais, tout en proclamant le droit des « deux cœurs aimants » à s'unir, même à l'encontre des traditions de la famille, tout en raillant « l'amour spirituel » et l'ascétisme, tout en affirmant que l'amour est la base du mariage, la morale bourgeoise lui traça néanmoins d'étroites limites. L'amour n'était légitime que dans le mariage ; ailleurs, il était considéré comme immoral. Un tel idéal était dicté par des considérations économiques : il s'agissait d'empêcher la dispersion du capital parmi les enfants collatéraux. Toute la morale bourgeoise avait pour fonction de contribuer à la concentration du capital. L'idéal d'amour était constitué par le couple marié s'appliquant à augmenter le bien-être et les richesses du noyau familial isolé du reste de la société. Là où se heurtaient les intérêts de la famille et de la société, la morale bourgeoise décidait en faveur de la famille. (Par exemple : la condescendance non du droit, mais de la morale bourgeoise à l'égard des déserteurs, la justification morale d'un administrateur délégué ruinant, pour augmenter le bien-être de sa famille, ses actionnaires qui lui avaient confié leurs fonds, etc.). Avec l'esprit utilitaire qui lui est propre, la bourgeoisie cherchait à tirer profit de l'amour en faisant de ce sentiment un moyen de consolider les liens de la famille.

Il va de soi que le sentiment d'amour se trouvait bien à l'étroit dans les limites que l'idéologie bourgeoise lui avait tracées. les « conflits d'amour » naissaient et se multipliaient à l'infini, et ils trouvèrent leur expression dans le nouveau genre littéraire que la classe bourgeoise fit naturellement dans les romans. L'amour sortait constamment des limites matrimoniales sous forme de liaisons libres ou d'adultère, que la morale bourgeoise condamnait, mais qui fleurissait en pratique.

L'idéal bourgeois de l'amour ne correspond pas aux besoins de la couche la plus nombreuse de la population – aux besoins de la classe ouvrière. il ne correspond pas non plus aux genre de vie des travailleurs intellectuels. De là cet intérêt, dans les pays au capitalisme très développé, pour les problèmes du sexe et de l'amour ; de là ces recherches passionnées pour résoudre cette question angoissante qui date de plusieurs siècles : comment établir les rapports entre les sexes de façon à augmenter la totalité du bonheur humain, sans nuire aux intérêts de la collectivité ?

La même question se pose naturellement aussi à la jeunesse laborieuse en Russie. Un coup d'œil rapide sur l'évolution des relations matrimoniales et d'amour vous aidera, mon jeune camarade, à vous pénétrer de cette vérité que l'amour n'est point une « affaire privée » comme cela semble à première vue. L'amour est un précieux facteur social et psychique que l'humanité manie instinctivement dans l'intérêt de la collectivité durant toute l'histoire. Il appartient à l'humanité laborieuse, armée de la méthode scientifique du marxisme et mettant à profit l'expérience du passé, de comprendre quelle place, dans les relations sociales, la nouvelle humanité doit réserver à l'amour. Quel est donc l'idéal d'amour qui répond aux intérêts de la classe qui lutte pour sa domination ?


III - L'amour-camaraderie

(…)

L'amour est un sentiment qui lie les individus entre eux : il est donc pour ainsi dire un sentiment d'ordre organique. Que l'amour soit une très grande force de liaison, la bourgeoisie le comprenait et le saisissait très bien. C'est pourquoi, en cherchant à consolider la famille, l'idéologie bourgeoise fit une vertu morale de l' « amour entre époux » : être un « bon père de famille » était, aux yeux de la bourgeoisie, une très grande et très précieuse qualité de l'homme. Le prolétariat, de son côté, doit escompter le rôle social et psychologique que le sentiment d'amour, aussi bien dans le sens étendu du mot qu'en ce qui concerne les rapports entre les sexes, peut et doit jouer pour renforcer des liens, non dans le domaine des relations matrimoniales et de famille, mais dans celui du développement de la solidarité collective.

Quel est donc l'idéal d'amour de la classe ouvrière ? Quels sont les sentiments que l'idéologie prolétarienne met à la base des rapports entre les sexes ?

(...)

Une femme peut aimer un homme par « l'esprit » seulement, au cas où ses pensées, ses aspirations, ses désirs s'harmonisent avec les siens ; et elle peut être attirée vers un autre par un puissant courant d'affinité physique. A l'égard d'une femme, un homme éprouve un sentiment d'une tendresse pleine de ménagements, d'une pitié pleine de sollicitude, et dans une autre il trouve un appui, la compréhension des meilleures aspirations de « son moi ». A laquelle de ces deux femmes doit-il accorder la plénitude de l'Éros ? Et pourquoi doit-il s'arracher, se mutiler l'âme si la plénitude de son être ne peut être atteinte que s'il maintient ces deux liens ?

Sous le régime bourgeois, un tel dédoublement de l'âme et du sentiment entraîne d'inévitables souffrances. Pendant des siècles, l'idéologie bâtie sur l'instinct de la propriété, inculquait aux hom­mes que le sentiment,d'amour doit avoir comme base le principe de propriété. L'idéologie bourgeoise enfonçait dans la tête des hommes que l'amour donne le droit de posséder entièrement et sans par­tage le cœur de l'être aimé. Un tel idéal, une telle exclusivité dans l'amour découlait naturellement de la forme établie du mariage par couples et de l'idéal bourgeois « d'amour absorbant » entre deux époux. Mais cet idéal peut-il correspondre aux in­térêts de la classe ouvrière ? N'est-il pas impor­tant et désirable au contraire du point de vue de l'idéologie prolétarienne que les sensations des hommes deviennent plus riches et plus multiples ? La multiplicité de l'âme ne constitue-t-elle pas jus­tement un fait qui facilite le développement et l'éducation des liens de cœur et d'esprit par les­quels se consolidera la collectivité laborieuse ? Plus sont nombreux les fils tendus de l'âme à l'âme, du cœur au cœur, du cerveau au cerveau, plus est solide l'esprit de solidarité et plus faci­lement se réalise l'idéal de la classe ouvrière : la camaraderie et l'unité.

L'exclusivité dans l'amour de même que « l'ab­sorption » par l'amour ne peuvent pas, du point de vue de l'idéologie prolétarienne, constituer l'idéal d'amour déterminant les rapports entre les sexes. Au contraire, le prolétariat en constatant la multiplicité de « l'Eros aux ailes déployées  » ne s'effraie point de cette découverte et n'en éprouve point d'indignation morale à l'instar de l'hypocrite bourgeoisie. Au contraire, le prolétariat cherche à imprimer à ce phénomène (qui est le résultat de causes sociales compliquées) une direction qui corresponde à ses buts de classe au moment de la lutte et de l'édification de la société communiste. La multiplicité de l'amour n'est pas, par elle-même, en contradiction avec les intérêts du pro­létariat  ? Au contraire, elle facilite le triomphe de l'idéal d'amour dans les rapports entre les sexes qui se forment et se cristallisent déjà à l'intérieur de la classe ouvrière : l'amour-camaraderie.

L'humanité du patriarcat se représentait l'amour sous forme d'affection entre les parents (l'amour des sœurs et des frères, l'amour envers les parents). Le monde antique mettait au-dessus de tout l'amour-amitié. Le monde féodal faisait un idéal de l'amour « spirituel » du chevalier, amour détaché du mariage et qui n'était pas lié à la satisfaction de la chair. L'idéal d'amour pour la morale bourgeoise était l'amour d'un couple uni par le mariage légitime.

L'idéal d'amour de la classe ouvrière découle de la collaboration dans le travail, et de la solidarité dans l'esprit et la volonté de tous ses membres hommes et femmes, il se distingue naturellement par sa forme et par son contenu de la notion d'amour d'autres époques de civilisation. Mais qu'est-ce donc que « l'amour-camaraderie  » ? Cela ne signifie-t-il pas que la sévère idéologie de la classe ouvrière, forgée dans une atmosphère de lutte pour la dictature ouvrière s'apprête à chas­ser impitoyablement le tendre Éros ailé ? Non pas. L'idéologie de la classe ouvrière non seulement ne supprime pas « l'Éros aux ailes déployées » mais au contraire, elle prépare la reconnaissance du sentiment d'amour en tant que force sociale et psychique.

(...)

La reconnaissance des droits réciproques et l'art de respecter l'individualité d'un autre, même dans l'amour, le ferme appui mutuel et le souci d'aspi­rations collectives, tel est l'idéal de l'amour-camaraderie que se forge l'idéologie prolétarienne à la place de l'idéal d'amour conjugal « absorbant » et «exclusif » de la morale bourgeoise.

L'amour-camaraderie, c'est l'idéal dont le prolé­tariat a besoin dans la période difficile et grosse de responsabilité où il lutte pour instituer sa dictature ou pour la maintenir. Mais on ne peut douter que dans la société communiste une fois réalisée, l'amour, « l'Eros aux ailes déployées », se présentera sous une tout autre forme, revêtira un aspect tout différent de celui qu'il a aujour­d'hui, un aspect complètement inconnu de nous. Les « liens sympathiques » entre les membres de la nouvelle société se développeront et se fortifieront entre temps, la « capacité d'aimer » grandira et l'amour-solidarité deviendra un animateur, comme la concurrence et l'égoïsme l'étaient pour le régime bourgeois. Le collectivisme d'esprit et de volonté vaincra l'individualisme se suffisant à lui-même. Le « froid de la solitude morale », que les hommes cherchaient souvent à éviter en régime bourgeois, dans l'amour et le mariage, disparaîtra : les hommes seront liés entre eux par d'innombrables fils, tant de cœur que d'esprit. Les sentiments des hommes se modifieront pour faire place à l'intérêt grandissant envers la chose publique. L'inégalité entre les sexes et toutes les dépendances de la femme envers l'homme disparaîtront sans laisser de traces, complètement ensevelies dans l'oubli.

Dans cette société nouvelle, collectiviste par son esprit et ses émotions et que caractériseront l'union joyeuse et les relations fraternelles entre les membres de la collectivité laborieuse et créatrice, l'Éros prendra une place honorable en tant que sentiment multipliant la joie humaine. Quel sera cet Éros transfiguré ? La fantaisie la plus hardie est impuissante à en saisir l'aspect. Ceci seul est indiscutable : plus fortement sera soudée la nouvelle humanité par des liens durables de so­lidarité, plus elle sera intimement unie dans tous les domaines de la vie, de la création, et des rap­ports mutuels, et moins il restera de place pour l'amour dans le sens contemporain du mot. L'amour contemporain pèche toujours par ce fait qu'il absorbe toutes les pensées et tous les senti­ments des « cœurs aimants » et isole et détache de la collectivité le couple aimant. Un tel détache­ment du « couple aimant », un tel isolement moral deviendra non seulement inutile, mais psycholo­giquement irréalisable, dans une société où les intérêts, les tâches, les aspirations de tous les mem­bres seront intimement liés. Dans ce monde nou­veau, la forme reconnue, normale et désirable des rapports entre les sexes aura probablement pour base la saine, la libre, la naturelle attraction des sexes (sans perversions et sans excès) ; elle aura pour base « l'Éros transfiguré ».

(...) Pour correspondre à la nouvelle morale prolétarienne qui se forme, ces sensations doivent reposer sur les trois postulats suivants :

1. Egalité des rapports mutuels (sans la suffisance masculine et sans la dissolution servile de son individualité dans l'amour de la part de la femme) ;

2. Reconnaissance par l'un des droits de l'autre et réciproquement, sans prétendre posséder sans partage le cœur et l'âme de l'être aimé (sentiment de propriété, nourri par la civilisation bourgeoise) ;

3. Sensibilité fraternelle, art de saisir et de com­prendre le travail psychique de l'être aimé (la ci­vilisation bourgeoise n'exigeait cette sensibilité dans l'amour que chez la femme).

Mais, tout en proclamant les droits de « l'Eros aux ailes déployées » (de l'amour), l'idéologie de la classe ouvrière subordonne en même temps l'amour des membres de la collectivité laborieuse, les uns envers les autres, à un sentiment plus puissant, à un sentiment de devoir envers la col­lectivité. Quelque grand que soit l'amour unissant deux individus de sexe différent, quelque nom­breux que soient les liens de cœur et d'esprit exis­tent entre eux, les mêmes liens avec la collectivité doivent être plus forts et plus nombreux et pour ainsi dire plus organiques. La morale bourgeoise disait : tout pour l'homme aimé. La morale prolétarienne prescrit : tout pour la collectivité.

(...)

Si dans les rapports d'amour s'atténue l'aveugle, l'exigeant, l'absorbant sentiment passionnel, si celui de propriété y disparaît, ainsi que le désir égoïste de s'attacher « pour toujours » l'être aimé, s'il y disparaît enfin la fatuité de l'homme et la renonciation criminelle à son « moi » de la part de la femme, par contre, d'autres éléments précieux de l'amour se développeront. Le respect de la personnalité d'autrui grandira, l'art de compter avec les droits des autres se perfectionnera, la sensibilité réciproque grandira et se développera en même temps la tendance à manifester l'amour non seulement en baisers et embrassades, mais aussi dans l'unité d'action et de volonté dans la création commune.

La tâche de l'idéologie prolétarienne n'est point de chasser l'Eros des rapports sociaux, mais simplement de fournir son carquois de flèches nouvelles de développer le sentiment d'amour entre les sexes selon la plus puissante force psychique nouvelle : la solidarité fraternelle.

Maintenant j'espère, mon jeune ami, qu'il vous apparaîtra clairement que l'intérêt particulier suscité par la question d'amour dans la jeunesse laborieuse n'est point un symptôme de « décadence ». Maintenant, vous pourrez trouver vous-même la place que l'amour doit prendre non seulement dans l'idéologie du prolétariat, mais aussi dans la vie quotidienne de la jeunesse laborieuse.